LA pAge noire

LA pAge noire

dimanche 29 janvier 2017

Fac-Similé (épisode 5) Le directeur de thèse





Londres, toujours.
Faustine n’a pas vraiment changé. Deux ans déjà, quelque chose comme ça. C’est plus de temps que nécessaire pour oublier un regard, la forme d’une lèvre, une chevelure. Deux ans, ça s’efface ce genre de détails. Les gens eux-mêmes s’évaporent quelquefois. Mais ce regard, ces lèvres, toute sa personne, je n’ai rien oublié. Encore moins son verbe, toujours aussi vif. Je l’écoute encore me parler. On dirait qu’une semaine à peine est passée depuis cette nuit de la saint Sylvestre. Je l’écoute avec plaisir.
A l’heure où j’écris, Faustine et moi sommes devenus ce qu’il est convenu d’appeler des amis. Elle me téléphone de temps en temps, quand elle a du mal à s’endormir. Elle me donne la main par moments, je lui prête mon épaule. Elle sent bon, je la rassure, je lui rends le sourire. 
Je connais Faustine. Cette fille n’est pas née avec la médisance au bord des lèvres. Une âme bien née, je vous dis. Mais j’ai senti le trouble en elle ce jour-là. Francis Jolicœur au bras de Bénédicte. Elle me raconte encore une fois comment il l’avait accostée, à une terrasse de café, pendant qu’elle bouclait sa dissertation. Elle me raconte son regard par le détail. Son regard, ses allusions. Elle sait lire le regard des hommes. Elle a vite appris. Et ses regards furent très clairs, tout à fait significatifs, Francis Jolicœur. Lourdingues. Elle avait levé le camp au plus vite. 
Mais ses petites camarades ne se défilent pas toutes comme elle. Donc. Bénédicte, ici, avec lui. C’est comme une révélation. Elle relit tout à rebours. Elle comprend certains mystères, certains silences, certaines connivences. Et Bénédicte n’est sûrement pas la seule à manger de ce pain-là. C’est facile de le remarquer, à présent. Ils ne sont pas très nombreux le mercredi, en séminaire de thèse, rassemblés autour de leur prof, qui pour certains deviendra leur directeur de thèse*, bientôt. Huit filles et deux malheureux garçons. L’un est assez beau gosse. Deux ou trois d’entre elles ont tenté d’esquisser quelques déhanchements de charme, mais elles se fatiguent pour rien. Faustine a remarque depuis longtemps que les étudiants de lettres mâles ne goûtent guère aux saveurs du sexe faible. 
Bref. Quels que soient leurs jeux de touche-pipi, Faustine aurait apprécié une plus grande présence masculine. Elle se méfiait déjà des sociétés féminines. Mais depuis hier, depuis cette incroyable rencontre elle se méfie encore plus. A bien des égards elle admire franchement le compagnonnage des hommes, l’envie même. Elle n’aime pas les mots travestis, les regards obliques, les fatales rivalités, leurs inévitables, leurs funestes conséquences. Au plus fort de la colère, les tacles ou les coups de poings sont moins douloureux, laissent moins de traces que les caresses d’une rivale habilement dessinées dans le creux fragile de l’âme. 

Car il s’agit bien de cela. Déjà. Elle le voit venir. Il s’agit bien de rivales.



Directeur de thèse


Pas plus que son thésard, le directeur de thèse n’est un animal de cirque. Il (ou elle) est un personnage sérieux. Sa mission est un vrai sacerdoce. Cet individu respectable fournit à la société bon nombre de ses chercheurs, de ses penseurs. L’élite du pays ! Il sait reconnaître un germe prometteur parmi les herbes folles, séparer le bon grain de l’ivraie. Le faire grandir, le guider, le mettre à l’abri des orages, lui épargner les hivers trop rudes. Lui offrir la fertilité d’une terre. Se faire tuteur et se laisser dépasser, pour finir. Il n’est pas de progrès humain sans cela. L’élève doit un jour dépasser le maître. Toujours. C’est dans l’ordre des choses. C’est la marche du monde. 
Non, un directeur de thèse, n’est pas une bête de cirque. Il n’est pas un clown. 
La fidélité, l’objectivité, l’attention sont ses vertus cardinales. Le sacrifice son chemin quotidien. Grande est sa renommée. Elle dépasse de loin les murs de sa fac. On déboule de tous les coins de l’hexagone pour taper à sa porte, le supplier de devenir son élève. On déboule de plus loin encore, parfois. 
S’il juge qu’il doit le faire, le directeur de thèse accepte cette mission. Il le fait pour de bonnes raisons. Le prestige de son nom lui importe peu. Sa propre réputation ne lui importe guère. A vrai dire, il n’y pense pas. Ça fait bien longtemps qu’il a dépassé ces choses-là, la gloire, les honneurs. 
Ses préoccupation d’argent restent sur le seuil de sa porte, chez lui. Il ne collectionne jamais les thésards pour son propre enrichissement. La richesse de son laboratoire (proportionnelle aux nombres de ses chercheurs) est une quête légitime, mais en ce qui concerne ses affaires personnelles, le directeur de thèse ne se transforme pas en un chasseur de primes. Son travail mérite son salaire, mais il ne verse jamais dans le recrutement effréné, jamais dans la démagogie. Il ne promet rien qu’il ne sera en mesure de donner. Il ne tend pas le miroir d’une carrière future s’il sait qu’il ne pourra rien faire pour cela, plus tard, ou qu’il ne voudra rien faire. A l’inverse, il ne s’aveugle pas pour l’un ou l’autre de ses étudiants. Son rôle n’est pas de forcer les destins. Il ne confère pas à ses élections privées ou à ses entichements personnels la force de la providence. Il ne connaît pas la tentation de cet orgueil. 

Au moins une fois dans sa vie il arrive que le sort s’en mêle, que la fatalité s’acharne. C’est le hasard, la malchance qui font que deux de ses poulains entrent en concurrence sur un même profil de poste, qu’ils aient à croiser le fer lors d’une même campagne de recrutement à l’université. Notre bon directeur de thèse connaît alors le triste sort des grands de ce monde. Les yeux bandés, il doit juger. Il fait un choix. Il a ce courage. Jamais il ne s’en remet au vicieux caprices de la Fortune et du hasard. Et jamais il ne se sert de l’un pour cirer son pied droit et de l’autre pour cirer son pied gauche. Histoire de voir lequel a le meilleur cirage, la meilleure brosse à luire, la meilleure technique. Il ne mange pas de ce pain-là. Il prend ses responsabilités. Il pousse l’élu jusqu’au firmament. Assure l’autre de son soutien futur. Et l’autre accepte, parce que le saint directeur de thèse a expliqué les choses, il a justifié son choix, dans la lumière, la transparence. 

Toujours notre directeur de thèse se montre disponible, négligeant les ailes du moulin pour s’atteler à son four. Il n’est pas non plus un Turboprof, de ceux qui vivent à trois heures de train de leur lieu d’enseignement, et qui n’y viennent que les jours où les poules se sentent pousser des dents. Il voyage parfois pour répondre la bonne parole, ses lumières. Mais jamais il ne passe trop de temps à Grenade, à Varsovie, Miami ou Nouméa. Il n’accepte plus comme jadis les échanges de cours à l’étranger. Il connaît le sacrifice du choix. Il l’affronte. L’accepte. Il reste attaché à son séminaire hebdomadaire où, tel le cygne exemplaire, il frappe sa poitrine de son bec pour faire jaillir le sang qui nourrit ses petits. Bien sûr il y a l’internet, la nouvelle technologie. Son sang purificateur, il pourrait le répandre via la toile. Mais notre personnage sait que jamais un écran ne remplacera sa présence, son sourire, une minute de soutien entre deux portes. 
Ni mandarin (nous règlerons le compte des mandarins en temps voulu, ces fumiers), ni copain, il deviendra un jour un ami. Peut-être. Ce n’est toutefois pas une loi, ce n’est pas une nécessité. Une aventure humaine. Alors on accepte cette amitié. On la déguste comme la chair d’un joli fruit rouge. Une cerise au printemps. 
Pourtant nul ne saurait se satisfaire de la cerise s’il n’y a pas le gâteau en dessous. Des cerises, on en trouve plein les étals, plein les arbres, à la belle saison. 
Personne n’a besoin d’un directeur de thèse pour avaler des cerises. 
Encore moins pour avaler des couleuvres. 


mercredi 4 janvier 2017

Fac-Similé (épisode 4) Francis Jolicœur


        


Ce fut une très belle nuit. 
Mais c’était facile. C'est cette fille. Elle rendait les choses limpides, tellement belles, cette nuit-là. Tellement simples. Cette fille était capable de rallumer les soleils, de changer d'un seul coup le cours des rivières. Je l’avais regardée toutes ces heures, je l’avais écoutée, et j’avais envie de l’emmener avaler des croissants sur le port en attendant que le jour se dresse, ce désir d’espérer avec elle les premières lueurs de l’année nouvelle. Une terrible envie de faire ça avec elle. Mais j’ai préféré ne pas oser. Je ne voulais pas qu’elle puisse imaginer que je m’imaginais que… Il ne fallait rien gâcher de cette nuit, rien abimer de nos longues stations debout, avec nos verres à la main. Tout était bien comme ça. Tout était tellement évident. 
Nous n’avons pas échangé nos numéros. La vie finit toujours par croiser les chemins qui doivent l’être, par retisser les liens. Nous étions de ceux qui savent choses-là, elle et moi. 



* * *


Métro de Londres. 
A chaque station une voix enregistrée clame son Mind the gap consciencieux, chaque fois que le train s’immobilise. Une foule compacte, disciplinée, se presse sur les quais, dans les wagons. Mon bouquin est resté dans ma chambre, à l’hôtel, j’ai aussi égaré les quotidiens que je me suis procurés sur le quai. Alors je regarde, j’observe les gens autour. Une attitude, une démarche, parfois un visage, discrètement. Je m’amuse un peu. Je capte des expressions dans les reflets de la vitre. J’imagine des vies. Je passe le temps comme ça. Et je tombe sur elle, son sourire. Comme ça. Cette fille, Faustine. A quelques pas de moi, quelques pas à peine. Juste là, presqu’en face.
Je souris à mon tour, comme elle. La retrouver ici, d’une façon aussi improbable ne me surprend pas. C’est un beau hasard, un hasard très amusant, je me dis, tout en sachant que de hasard, il n’y en a pas. 
Je vais jouer encore un peu. Je décide de lui adresser quelques mots si nous descendons à la même station. En espérant toutefois qu’elle aura un vague souvenir de moi, cette nuit passée en France. Il y a combien de temps ? Je ne sais pas exactement. J’essaie de compter dans ma tête. J’hésite. 

« Décidément, fait-elle presque hilare, Londres est la ville de toutes les rencontres ! »
Nous prenons le temps d’acheter un coffe-to-go à quelques pas de St Jame’s Park Station. Il fait assez froid, nos mains sont glacées et nous les serrons sur le carton de nos mugs. Nous marchons. Elle m’explique. 
Londres c’est un cadeau d’anniversaire, ses parents. Elle rêvait de la Tate Gallery, du British Museum, de la Bibliothèque du roi à St Pancras. Le Théâtre du Globe, elle garde ça pour la fin. Mais peu importe pour l’heure. Notre rencontre l’amuse beaucoup. Et ce n’est pas sa première retrouvailles londonienne. Hier, me dit-elle, hier, dans une rue étroite de Soho, elle a croisé deux visages connus. Elle en est certaine. Pas de mirage, aucun doute. Bénédicte M.. Une étudiante de son séminaire, à la fac. Bénédicte M. bras dessus, bras dessous, amoureusement arrimée à Francis Jolicœur 
Elle a suivi ses cours l’année dernière, Francis Jolicœur. Un jour, il lui a parlé de la poursuite de ses études, de son avenir. Il lui suggérait de choisir les longues études, une thèse - une étudiante brillante comme vous, vous pensez bien ! -, en lui proposant sans détour d’être son directeur de thèse. 
Elle leur a souri de loin, mais ils n’ont pas voulu la voir. Ils ont baissé le visage, comme pour se cacher, Bénédicte et Jolicœur, comme pour se défiler, accélérant le pas. Elle, pour ne pas les blesser, pour ne pas faire celle qui les a vus, le grand prof et son étudiante, collés-collés, elle a levé son nez en l’air, mine de rien. 
Elle ne voulait pas déranger, juste être polie. Elle s’en voudrait presque à présent de les avoir surpris.


Francis Jolicœur 



Une petite histoire d'amour. 
Voyons voir.

Faustine bondit sous la douche puis elle saute dans son jean. Elle est en retard. Terriblement en retard. Horriblement en retard. Hier, elle s’est fermement amarrée à son bureau, avec la ferme intention d’en finir, cette foutue dissertation. Elle y a passé la journée. Ca n’avançait pas. Ca ne fonctionnait pas. Il y avait quelque chose de bancal. D’habitude, une dissertation, ça roule tout seul pour elle. C’est un mécanisme. C’est comme un problème de maths, mais avec les mots, avec les idées, avec quelque chose de plus intéressant, de plus savant. Une fois qu’on a pigé, ça déroule tout seul. Mais cette fois c’était différent. Une citation sur la poésie. Ca ne va pas de soi la poésie. C’est compliqué, la poésie. C’est compliqué d’en parler, la poésie. Parce que, en littérature, elle n’est pas la seule à penser que tout devrait finir par ne plus s'occuper que de poésie, qu’on ne devrait plus lire, plus écrire que de la poésie. Alors, composer une dissertation sur la poésie, elle n’est pas comme ses copines de cours, Faustine, elle mâche ses mots. C’est tout comme si elle jonglait avec des bâtons de dynamite. En début de soirée, l’heure était grave.  Ca n’avançait toujours pas. Elle a décidé que ça suffisait. Qu’elle n’irait pas plus loin, pour l’instant.
Elle a connecté son téléphone, appelé son amoureux. 
Ils se sont fait un ciné, puis un pub. Ils ont fait la fermeture. Ils ont fait l’amour. Elle n’a pas beaucoup dormi. Elle a somnolé dans des pensées poétiques. 

Les portes du collège étaient déjà closes quand elle est arrivée, les élèves rentrés dans leurs classes. Elle a commis un petit mensonge pour justifier son retard. C’est à cause de cette dissertation, s’est-elle justifiée en exagérant son sourire. On ne lui en a pas tenu rigueur. Le Conseiller d’Education est un être tolérant et Faustine est une fille sérieuse. 
La classe terminée, la jeune surveillante entasse ses bouquins dans son grand sac. Elle décide de ne pas rentrer chez elle, d’en finir pour de bon avec cette fichue dissertation. Elle est de ceux qui aiment le bruit, l’agitation, pour réfléchir. La solitude et le silence l’angoissent. Elle sait que ses meilleures travaux, elle les a élaborés au milieu du raffut, dans un bus, aux terrasses des cafés. Elle commande un jus de fruits. Le serveur la connaît bien. Il veut bavarder un peu, mais elle n’a pas le temps cette fois. Elle le lui fait comprendre. Avec un sourire, encore une fois. Cette fille sourit beaucoup. C’est dans sa nature de sourire, tout le temps 
Cette fois, elle était assez bien lancée lorsque Francis Jolicœur s’est installé à deux tables de la sienne. Il explique qu’il a un rendez-vous, qu’il attend quelqu’un avant de passer commande. Il consulte sa montre. De plus en plus régulièrement. De plus en plus nerveusement. Comme s’il sentait que son rendez-vous n’allait pas venir. Il n’a pas l’air d’aimer cela. Le coup du lapin… 
Mais le bonhomme a de la ressource. Vous allez voir. 
Francis Jolicœur sait parler aux femmes, à ses étudiantes surtout. 
 A une fille au physique quelconque, ce grand séducteur donne l’assurance d’obtenir son année si elle sait se montrer sympathique. Une fille plus jolie entend la promesse de décrocher une bourse de doctorat. Pour une très belle, il use d’une rhétorique plus élaborée, il promet une perspective de jolie carrière. Mais toutes ne tombent pas dans le panneau de notre Don Juan au regard humide. Son échec du jour semble le prouver. Francis Jolicœur ne renonce pourtant à rien. Il ne recule jamais devant une nouvelle tentative de séduction. Toutes ces jupettes, ça le rend dingue.
Ce jour-là Faustine ne porte pas de jupette mais un jean. Mais elle le porte admirablement bien. Francis Jolicœur le remarque, comme il se doit. Il la reconnaît. Ni moche ni jolie, elle peut entrer dans la catégorie de celles à qui l’on promet une bourse de doctorat. Il se lance.
Quelques mots sympathiques, des paroles courtoises lui permettent de s’installer en face d’elle. Il s’empresse de lui donner quelques conseils pour sa dissertation. Il est encore plus prompt à regarder sa gorge, tout ce qu’elle peut offrir à sa vue. Son regard est concrètement indécent. Faustine se met à rougir. Elle n’aime pas ses yeux trop ronds, ses mains trop proches des siennes, posées sur la table, son haleine avide. N’importe qui d’autre que lui aurait goûté à la saveur de son ironie, aurait dû passer son chemin sans tarder. Mais Francis Jolicœur n’est pas n’importe qui, précisément. Demain Faustine devra s’asseoir à son tour en face de lui, suivre son cours, l’écouter, l’interroger peut-être. Elle l’imagine parfaitement capable de rancune, tout à fait habile dans la vengeance. Et elle a raison. Elle marche sur des œufs. 
La conversation dure une heure ou presque. C’est son téléphone qui la sauve. Un appel anodin qu’elle transforme en urgence absolue. Habilement. Francis Jolicœur se laisse abuser, mais il parvient à lui poser une dernière question : « N’avez-vous jamais envisagé d’accomplir un cycle long ?, dit-il tout en plaçant sa carte entre ses doigts. Contactez-moi. Nous en discuterons. »

Faustine n’a jamais passé ce coup de fil. Francis Jolicœur a dû l’espérer quelques heures ou quelques jours, mais pas davantage. Son rendez-vous manqué au café reprit sans doute du poil de la bête. Une étudiante qui assistait à ses séminaires. Plus expérimentée, plus avisée surtout. Une étudiante qui avait appris à soulever le voile de son intérêt et les pans de sa jupette. Puisqu’il le faut parfois. 
Bénédicte M., elle, fut de celles qui conservèrent précieusement la carte de Francis Jolicœur. Elle arriva avec beaucoup d’avance à leur premier rendez-vous. Belle, outrageusement provocante. Elle se donna très vite. Avec beaucoup de manières et une grande persévérance. 
Contrairement à ce que vous pourriez penser, Bénédicte M. n’avait pas la trivialité vissée à l’âme. Elle avait traversé plusieurs histoires d’amour vêtues de fleurs bleues. Elle avait tâtonné des poèmes, attendu son prince, rêvé de noces blanches et d'or éternel autour de son doigt. Mais la démesure de son ambition était plus forte, plus haute, plus urgente que tout le reste. Ça l’étreignait comme le serpent étouffe sa proie. Ça justifiait tous les moyens. Ça valait bien un week end à Londres, pour commencer. 
Leur relation dure. 
Bénédicte M. se voit reçue brillamment à l’agrégation. Francis Jolicœur a du pouvoir, beaucoup de pouvoir, vous comprenez ? 
Bénédicte M. entame une thèse de fin d’études. Elle sait qu’au bout il y aura le poste de ses rêves, le poste à la hauteur de ses grandes ambitions. 
Notre gentil microcosme est donc aux ordres de monseigneur et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes universitaires. 
Cependant, un grain de sable finit par s’introduire dans cette trop trop belle histoire. Le fameux grain de sable… 
Il est brun en l’occurrence, le train de sable. Il est jeune, sportif, avec un regard intense, plus profond que tous les mystères réunis. Et quand il danse. Grand Dieu quand il danse ! Bénédicte M. chavire facilement. Elle tombe dans cette tourmente. Elle perd pied. Elle perd le sens des priorités. Sa lucidité surtout. Elle n’a rien dit à Francis Jolicœur qui, bien entendu ne s’aperçoit de rien. C’est à peine si, le jour de sa soutenance de thèse, il demande à Bénédicte qui est ce beau garçon si nerveux. Son cousin, dit-elle. Il s’agit de son cousin d’Amérique. 
Mais le brun cousin d’Amérique est amoureux. Lui aussi. Il s’impatiente. Il ne veut plus être l’amant. Il ne veut plus que ce vieux pourri pose ses sales pattes sur la peau, sur les dentelles de sa belle. Il lui demande de choisir. Maintenant.
Bénédicte passe le pire moment de sa vie. Elle lui réclame un délai de quelques semaines. A peine le temps d’être recrutée sur un poste définitif. Encore quelques semaines et elle touchera au but ! Enfin. Il refuse ce délai. Il lui répond par un c’est maintenant sans équivoque. 

Francis Jolicœur est entré dans une rage noire et féroce. Bénédicte avait espéré sa magnanimité, sinon une dernière preuve d’amour. Il a promis de la détruire, de l’écraser, de la réduire en mille morceaux. Bénédicte essuie sa malédiction. Elle la subit. Elle qui a soutenu sa thèse sur la tragédie, la voilà servie, dans son genre. 
Il paraît accessoire de préciser qu’elle n’obtient pas le poste pour lequel elle s’est donnée tant de mal. Tout ce mal. Inutile de reproduire ici les courriers, les coups de téléphone que Francis Jolicœur adresse à toutes les commissions de spécialistes (nous reparlerons en temps voulu de ces réunions de guais lurons), à tous les jurys et autres conseils chargés de recrutements. 

On lui a obéi jusqu’à présent. On le fait une fois de plus.
Ainsi va l'amour dans le Royaume Universitaire. 
Il nous faudra y revenir.