LA pAge noire

LA pAge noire

dimanche 31 décembre 2017

2017 lézardes








Aux anges déchus
Aux actes manqués
Aux sommets qui se dérobent 
Aux clefs perdues 
Aux verres à moitié vides
Aux ongles cassés 
Aux penalties ratés 
À ces oui qui veulent dire non
Ces non qui hurlent oui
Aux allumettes humides 
Aux horizons menteurs 
Aux cailloux dans la chaussure
Aux promesses avortées 
Aux courriers perdus 
Aux pas des amants sur le sable 
Aux clous sur la chaussée
Aux crottes sur le trottoir 
Aux volets qui claquent au vent 
Aux mensonges, aux trahisons 
Aux impossibles courages
Aux pardons volatiles
Aux mains que l'on ne devrait pas serrer
Celles qu'il ne faudrait pas lâcher 
Aux gifles qui se perdent
À commencer par soi même ...


Je vous salue, marri
Moitié colombe
Moitié bourreau

lundi 20 novembre 2017

Veiller tard (comme il dit...)







Veiller tard, faire la fête, rêver à la couleur bleue des lagons, travailler, penser, ne pas penser, écouter le Maître un stylo à la main, un stylo ou un verre, attendre de demain des choses qui ne viendront pas d’hier, résister au vieux fantasme de rouler au hasard, jusqu’à ce que l’océan nous arrête, ou celui d’aller prendre un petit déjeuner à Florence, tout à l’heure, caresser des envies de meurtre, les cheveux blonds d’une enfant endormie, oublier que novembre est déjà si noir, que décembre sera pire encore, remémorer l’odeur du frangipanier, la fleur de l’amandier au goût de miel, désirer avoir tort, jouer comme ça avec la soie d'une bretelle, réveiller le feu qui est sa force, tenir les promesses que l'on n'a pas faites, danser sur l'herbe écrasée de pluie, pactiser avec le démon, pour ne pas hurler conjuguer le verbe être.
Ces raisons là qui font que nos raisons sont vaines.

Une conversation privée





Je suis retombé par hasard sur ce visage de Pierre. 
Comme un rendez-vous qu’on ignore, un rendez-vous noté quelque part, il y a longtemps, que l’on a oublié. Je n’avais pas prévu cette rencontre. 
Un lieu où je ne me rends plus, que je ne traverse plus, sauf exceptionnellement. J’ai passé de longues heures dans ce cloître, de longs après-midis jadis. J’étais un lycéen un peu particulier, pas tout à fait comme les autres. Je séchais mes cours comme tout le monde, je buvais des coups, je regardais des matchs de foot et les fesses des filles. J’aimais rire, aux éclats. Mais j’avais cette rage en plus, celle qui empêche de dormir, celle qui serre les poings, les dents. Je voulais vivre plus loin, plus fort que tous les autres, plus haut que ma propre vie. Cette rage, oui, je crois que c’est le mot. Cette rage. Je faisais ces choses que font tous les lycéens, mais je n’étais pas commun. Je faisais toutes ces choses gravement. Les idioties, les blagues potaches, je les commettais, j’y participais comme un acteur observe le rôle qu’il est en train de jouer. J’en savais l’inconséquence, la futilité. Une lumière m’attirait ailleurs. Ce n’était qu’une lueur derrière la colline, mais je savais qu’elle était là. Elle m’attirait, me brûlait déjà. 
Je séchais les cours mais je disais parfois aux amis que je ne les suivais pas, ou que j’allais les rejoindre, plus tard. Certaines fois je ne disais rien du tout. Je venais dans ce cloître, je m’asseyais entre deux colonnes, le dos calé, j’ouvrais un livre. C’était souvent des romans, - des trucs de philo quelquefois, mais qui me tombaient des mains. De la poésie que je murmurais entre mes lèvres. J’ai passé de longs moments en tête à tête avec les mots. Ils m’ont appris beaucoup de choses, les mots, tout ce que je suis, tout ce que je ne suis pas. 
De temps en temps, entre deux chapitres, à la fin d’un vers qui m’avait fait comme un coup de poing, comme une main plongée dans mes tripes pour les remuer, je me redressais, je faisais quelques pas, je contemplais ce visage de pierre. 
Lui, ses lèvres n’ont jamais bougé, son regard est toujours resté le même, impassible, grave. Mais nous nous comprenions. J’ai appris à connaître la statue de cet homme, ce saint qui a renié trois fois, ce saint qui s’est enfui sur la Via Appia. J’ai appris à l’apprécier, l’estimer, à aimer sa beauté minérale. Il ne parlait jamais mais je voyais tout. On peut être lâche et grand à la fois, on peut connaître la peur, basculer dans l’ombre, se vautrer dans la couardise et être appelé, quand même, par la lumière. 
N’allez pas croire que je vous fais le récit de ma conversion. Elle n’est pas arrivée, n’arrivera certainement jamais. La grâce ne viendra pas percuter mon front. Sa lumière ne m’a pas élu, ce n’est pas un problème. La mienne, ma lumière, ne tombait pas du Ciel. Elle était là-bas, de l’autre côté de la colline. 
J’ai parfois songé à un autre homme. J’ai parfois cessé de contempler ce visage évident pour imaginer celui de l’artiste qui l’a extrait de la masse, qui l’a révélé de ce bloc de calcaire informe, patiemment. Ses mains, son ciseau, sa sueur, son regard. A quoi songeait-il, d’où venait-il, qu’espérait-il de cette mèche de cheveux sous l’auréole, de cette bouche féminine tendue comme pour un baiser ? J’ai aussi aimé imaginer cet homme-là, lui ai inventé plusieurs vies, plusieurs destins qui tous ont mené vers ce seul désir de faire apparaître ce qu’il pouvait faire de mieux. Des vies d’errance et de doutes, de départs, de mensonges et d'erreurs, des choses pas toujours reluisantes, des désirs secrets, inavouables, mais toujours cet espoir de faire jaillir un peu de lumière sous l’outil. 
Puis ils ont fermé le cloître. 
Ils ont décidé qu’il ne fallait pas l’user, pas l’abimer. Des visites guidées seulement, empêcher quiconque de venir caler son dos entre deux colonnes. 
Les mois, les années sont passés. 
J’ai trouvé d’autres lieux, lu d’autres livres, d’autres poèmes. La vie m’a pris, comme elle prend tout le monde, comme elle a pris mes anciens camarades de lycée. J’ai fait des choix, des bons, des mauvais. Parfois ce sont les choix qui m’ont fait, bons ou mauvais. Je suis allé là où la vie m’a entraîné. Des plaines, des clairières, des océans et des lagons de rêve j’en ai traversés beaucoup, je m’y suis posé, reposé. Des lunes plus belles les unes que les autres. Avec une chance insolente, beaucoup de mercis au commencement  de si beaux matins. Et des tempêtes, des détours infâmes,  de la boue, celle qui est froide, celle qui empeste. Sans jamais oublier vraiment cette lumière derrière la colline. Jamais vraiment. 
Je suis retombé par hasard sur ce visage de Pierre. 
Il n’a pas prononcé une parole, pas formulé de reproche. Il avait simplement ce visage qu’ont les gens qui vous attendent, qui savent que vous finiriez par revenir. Il tient toujours cette énorme clef en main droite. Son auréole n’a pas bougé. Les vents, les saisons ne l’ont pas décoiffé, sa bouche ressemble toujours à un baiser de femme. Il m’a regardé comme un miroir vous regarde. La colline s’est dressée devant moi, comme cette clef, comme ce saint imparfait et pourtant le plus grand. Plus évidente que jamais. 
Je marche. Je ne sais pas comment, je ne sais pas qui pourra me suivre, qui pourrait être capable d’une chose pareille, ni même si quelqu’un peut le faire. Je suis en marche avec mes couardises, mes peurs, mes refus, la sainteté d’être un homme, de n’être qu’un homme. Un peu différent, mais simplement un homme. 

Derrière la colline il y a cette lumière. Elle n’a jamais reculé. 

dimanche 21 mai 2017

Fac-Similé (épisode 8) Les Colloques

                                                  

Sa soutenance de thèse. 
C’est du papier à musique, son discours. Du papier à musique pur jus. Tout est parfaitement réglé. Elle a pesé ses mots, chacune de ses virgules, chaque pause. Elle sait à quel moment elle devra relever le visage, le relever tout droit, tendu comme ça, à quel moment il faudra sourire à ces messieurs dames, comment elle devra gérer sa coiffure, faire en sorte que pas une mèche, pas un cheveu ne dépasse. C’est important, les cheveux. Personne n’imagine à quel point c’est essentiel, la chevelure d’une femme, pour peu qu’elle soit jeune, à peu près jolie. Un cours, un séminaire, une réunion, ça passe encore, ça peut se rebeller, une chevelure. Mais une soutenance de thèse, un colloque*, on ne joue plus. Ça ne plaisante pas. Il faut tenir sa chevelure, la discipliner. Sans ça, vous pouvez passer pour une garce, une véritable allumeuse. Ces messieurs dames sont sensibles. Il ne faut pas plaisanter avec ce genre de détail. 

Les colloques 

Tous les colloques se ressemblent. Tout pareil. Partout. Tout le temps. Tous les colloques du monde sont pareils. Les mêmes cérémonies, les mêmes journées. Des journées très longues. Ça s’étire, c’est très long, ça n'en finit pas, jamais. Les mêmes repas, les mêmes visages, les mêmes verbes. Du début à la fin. D’octobre à avril, d’avril à octobre. C’est toujours la même chose. Profiter d’un bon repas, recommander un dessert. Laisser éclater la puissance de son esprit, l’épaisseur de son intelligence, se laisser contempler, en toute modestie. Selon que vous serez puissant ou misérable, vous vous laisserez cirer les pompes ou vous ferez la cour à des Altesses Sérénissimes. Un colloque, c’est aussi l’occasion de refourguer un vieil article, un truc à peine dépoussiéré, l’occasion surtout d’accomplir des siestes majestueuses, d’échanger quelques billets moqueurs avec son voisin, de dire du mal des absents (et surtout des présents), distribuer sa carte de visite, ajouter une ligne à son CV, gonfler ses frais réels, entre autres. En un mot comme en cent, c’est faire avancer la recherche, un colloque. 
Et ça ressemble à ça : 

Au mois d’octobre, à l’heure où blanchit la campagne, nos mandarins se sont donné rendez-vous. Ça se passe au château de G., ça va durer trois jours. Ils sont venus. Ils sont tous là. Des quatre coins de l’Europe, de l’autre côté du globe. Un colloque qui fera date. Littéraires, historiens, ethnologues, musiciens, artistes. Ça va pétiller. On va s’amuser comme des p’tits fous.
Les bâtiments sont austères, la pierre de taille se reflète dans l’eau calme des bassins. Les jardins à la française dominent le coude d’un fleuve en contrebas. Il fait très beau. L’air est vivifiant. 

08h 09 – Les premiers apôtres débarquent. Au compte-goutte. Certains ont voyagé seuls. D’autres sont accompagnés d’une thésarde. L’enjeu est clair, précis. Il s’agira d’en faire sa maitresse avant la fin du week-end, si ce n’est déjà fait. Le début des réjouissances est programmé pour neuf heures. Mais on commence déjà à s’assembler. On le fait par affinités. Une esplanade de graviers blancs. Devant le pavillon principal. On salue. On embrasse parfois. On prend des nouvelles. On félicite quand il y a lieu de le faire. On regrette quand il faut regretter. Mais on ne s’épanche pas.

08h 53 – On a pris une boisson chaude que des appariteurs s’évertuent à proposer (de très jeunes chercheurs à qui on fait l’honneur de donner un badge avec, inscrits dessus, leur nom et leur université, à qui on a donné le droit d’approcher de la chambre du Graal - il ne faut pas se montrer ingrat avec ces bonnes volontés). On a avalé quelques viennoiseries. Tout le monde est là, ou presque. Seuls trois ou quatre grands noms manquent encore à l’appel. Des noms vraiment grands. Il faut attendre. Les débats ne peuvent débuter sans leur présidence. 

09h 23 – Les coups de téléphone, les taxis dépêchés en urgence ont été efficaces. Ils arrivent enfin, les grands retardataires. Ils marchent. Tranquillement, paisiblement, tout en devisant. On les salue comme il se doit. Ils confient leur manteau à une main blanche. Voilà. Nos mandarins sont tous là. Les choses sérieuses peuvent commencer. 

10h 37 – On a rattrapé le retard initial en demandant aux intervenants d’écourter leur communication de quelques minutes. C’est que le programme de ces trois journées est extrêmement serré. On les a remerciés par avance.

10h 43 – Fin de la première cession. Peu de questions. Peu de remarques. Il faut y aller doucement. Et puis, on ne programme jamais rien de trop génial au tout début. C’est un tour de chauffe. Chacun le sait. Alors on se tait, on attend la pause. Café, viennoiseries. 

11h 18 – Trois interventions sont annoncées. La dernière sera tenue par l'illuminant, l’illustrissime, le surnaturel monsieur Pierre Sébastien Félix. Enfin du lourd ! On s’en lèche les babines. A l’avance on se frotte les mains. On s’en aiguise les neurones. 

12h 02 – Le voici. Il prend son élan. Sa Majesté va parler. On expédie un remerciement aux deux orateurs précédents, leur travail éclairant, leur diligence à respecter leur temps de parole. Monseigneur P. S. Félix s’élance. Il accorde une remarque obligeante. Il remercie à son tour. Les organisateurs, leur l’invitation, la beauté du lieu. Echauffement rhétorique. 

12h 24 – Ceux qui ont parlé avant lui ont tenu leurs vingt minutes. Ils ont conclu à bout de souffle, les tempes gonflées, les mains moites. Cela fait 22 minutes que notre Saint palabre, à peine vient-il de conclure son propos introductif. Mais personne ne bronche. Pas un regard ne veut l’interrompre. Les cadrans restent sagement camouflés sous les manches de chemises. On écoute. On apprend. On se nourrit. L’âme déploie ses ailes sous les mots de l’oracle.

12h 37 – Un homme vêtu de blanc pénètre discrètement l’enceinte sacrée du Verbe incarné. Un organisateur rampe vers lui. Il faudra servir le repas avec une trentaine de minutes de retard. On est désolé. On fera mieux, demain. Mais pour l’heure, monsieur Félix a pris la parole. Personne ne peut la lui retirer. 
12h 44 – Les estomacs vides entament leur concert gastrique. Ça ressemble soudain au chant sentimental des batraciens des soirs d’été. Des ventres honteux se cachent sous des mains crispées. D’autres croassent sereinement leurs louanges.  

12h 49 – Les organisateurs finissent par s’interroger les uns les autres, du coin de l’œil, discrètement. La cession doit prendre fin. Cela devient nécessaire à présent. Nécessaire et urgent. Mais pas un n’ose interrompre P. S. Félix. On s’impatiente. On se balance sur une fesse, puis sur l’autre. Allons bon. Il faut que quelqu’un se dévoue. Il faut que quelqu’un se sacrifie. Mais qui donc ?

12h 51 – « Ce dernier aspect est tout à fait remarquable si l’on considère la modalisation générique d’un point de vue poïétique et, au-delà, intertextuel, mise en place dans et par un métalangage réflexif et mimétique de l’objet diégétique. Mais nous avons légèrement abusé de notre licence temporelle. Nous vous laisserons le soin de découvrir cela dans la version écrite de notre réflexion. » Les applaudissements sont interrompus par le courage d’un organisateur - une sorte de kamikaze - qui censure l’étape des questions-réponses en invitant chacun à bien vouloir discuter de cette magnifique communication durant le repas. 

13h 08 – Les mandarins occupent les places d’honneur, une vaste table ronde drapée de coton épais près de l’âtre feutré d’une longue cheminée. Les autres places se distribuent en fonction des hiérarchies naturelles. Les maîtres de conférences se rassemblent entre eux, les attachés d’enseignement s’acoquinent avec les lecteurs, le menu peuple des chercheurs. Seuls les Dauphins, les favoris ou les partenaires sexuels échappent à l’organisation tripartite de la société scientifique et jouissent d’une façon bruyante et arrogante de leur présence à la droite des seigneurs. Tout le monde a droit toutefois au même menu. 

13h 41 – On a dégainé les cartes de visite. Les sujets de thèses, les objets de recherche, les publications, les titres, les projets, tous les moi je. Ça sympathise, ça se mesure, ça se renifle. Ça s’invite, ça s’évite. Et ça mange. Et ça boit. Sans doute trop. C’est que parler donne si soif.

14h 00 – Le café est servi. On quitte la table pour l’aller boire sur l’esplanade  devant les jardins et le fleuve, en bas. Fumer un gros cigare, une cigarette. Laisser sa tasse vide sur les balustrades ou sur les bancs. 

14h 21 – Les choses sérieuses reprennent. La première cession de l’après midi donne une occasion formidable de vérifier les pouvoirs de l’hypnose. Vos paupières sont lourdes, lourdes, très lourdes. Votre corps devient léger, votre nuque s’incline. Vous ne résistez pas. Vous ne le pouvez pas. Vous dormez. A la prochaine salve d’applaudissements, vous rouvrirez les yeux. Vous frapperez dans vos mains. Vous donnerez votre avis. Puis vous replongerez dans votre profond sommeil. La première cession de l’après midi connaît également d’autres jeux amusants. Cela consiste à faire passer des billets moqueurs entre voisins. A sourire intérieurement en regardant droit devant soi. On n’échange aucun regard. C’est super drôle.

15h 30 – Fin de la cession. Un mandarin vient de terrasser un orateur. Il gonfle sa poitrine tel un gladiateur victorieux. Il en profite pour poser sa main héroïque sur le genou de son accompagnatrice. 

16h 00 – Les boissons fraîches ont requinqué les organismes. On va pouvoir suivre les trois dernières communications dans les meilleures dispositions. Ou bien prendre la tangente, furtivement, pour aller flâner dans un village voisin ou sur les rives du fleuve, avant de revenir à l’heure du concerto pour piano qui sera radiodiffusé en direct sur France Musique. 

18h 02 – Le concerto débute à l’heure dans le salon doré du château. Les mélomanes apprécient. Les autres dodelinent ou plongent le nez dans leurs notes en peaufinant leur communication à venir. Les doctorants sentent quant à eux monter une espèce de pression. 

19h 02 – Leur tour est venu de parler. Les organisateurs du colloque ont eu la bonne idée de prévoir une Doctoriale pour clore cette belle première journée. Tout le monde est fatigué mais tout le monde restera pour entendre les petits commettre un exposé sur l’état de leurs recherches. Il s’agira alors de dresser le pousse, ou bien de le baisser. C’est très amusant. Cela aussi. 
Toutes les dix minutes un jeune chercheur prend la parole. Le parterre des maîtres l’interroge ensuite. On l’évalue. On le flatte ou on le voue à la question puis, éventuellement, au bûcher. Tout dépend de l’humeur de l’instant. Tout dépend des réseaux amicaux.

19h 26 -  L’Ecole des Fans touche à sa fin. Le jury des mandarins se retire pour décider de l’attribution des prix. Le meilleur des jeunes doctorants se verra allouer une bourse pour l’année à venir alors que le second sera invité trois semaines ici même, au château, pour pouvoir travailler à sa recherche dans le meilleur des cadres. On ne plaisante pas, cette fois. C’est très sérieux. La preuve : un premier tour de scrutin est réalisé mais nul ne le trouve à son goût. Le résultat n’est absolument pas recevable. Les organisateurs du colloque auraient souhaité que des membres de leur laboratoire soient primés. Vu la qualité de leur accueil, il ne s’agit pas de les décevoir, il ne s’agit pas de se montrer ingrat, ni discourtois. « Allons, ce vote n’était qu’indicatif. Un tour pour rien, en quelque sorte. » Seuls deux professeurs étrangers parvenus de la lointaine Ecosse pour l’un et de ces terres barbares situées au-delà du Rhin pour l’autre refusent le jeu et se désolidarisent du second vote à main levée. Ils abstiennent leur voix sous les regards indignés de leurs pairs. On leur rappelle leur devoir de silence en regrettant leur manque d’humour. Et l’on se dit qu’on n’invitera plus ces austères déplaisants. 

19h 40 – La remise des prix est solennelle. On félicite. On congratule. Puis on quitte le salon doré pour s’ébattre quelques instants. Les plus téméraires le font à l’extérieur, dans la nuit givrée de l’automne tombée sur l’esplanade. Les mandarins peuvent le faire dans leur chambre, située dans le château. Les autres attendront la fin du dîner pour gagner l’hôtel qui leur a été réservé, à quelques kilomètres. En attendant, un apéritif leur est servi près de la cheminée dont le foyer a repris de la vigueur.

21h 06 – Le dîner se prend dans un restaurant du village situé au bord du fleuve. Les conversations du déjeuner reprennent. Les mêmes, exactement. Dans les mêmes tablées. Comme un refrain joyeux, un refrain festif. C’est une farandole de mots précieux. Le chœur guilleret du colloque. La rampe de lancement de nombreuses carrières. 

23h 10 – Les mandarins sont reconduits au château. Un digestif les y attend. Une dégustation de cigares. Dans leurs chambres, le grand lit est prêt, la lumière ouverte et tamisée. Un peignoir est posé sur le bras d’un fauteuil en velours avec, placé dans sa poche, le programme du lendemain. Quelques maîtres de conférences ont droit aux mêmes honneurs. Les mieux placés, les plus fidèles, les meilleurs lieutenants. Leur chambre est sans doute moins prestigieuse, moins grande, mais ils sont là, logés au château, peignoir, programme, lumières chaudes. Mais les autres, le Tiers Etat, ils ne reviendront que demain au château. Il est l’heure des les convoyer vers un autre lieu, un autre hôtel. 

23h 58 – Les mandarins dorment du sommeil des justes ou bien s'essaient à quelques galipettes, non sans avoir subrepticement avalé une pilule bleue avant de quitter le restaurant (une pilule bleue aux effets étonnants, plutôt intéressants). Ils ignorent qu’à cette heure le convoi de la piétaille s’est perdu en chemin, quelque part dans le brouillard, sur des routes sans nom. Tout le monde est fatigué. L’épuisement devient nerveux chez certains. Mais la mésaventure fait rire les quelques organisateurs qu’on avait désignés pour mener cette mission à bien. Aux éclats. Cela fait longtemps qu’ils ne se sont pas autant amusés. Perdus sur ces petites routes de province, au milieu de la nature, au cœur de la nuit ! Grand Dieu ! comme cela est drôle. Oui. Drôle. Ça fait si longtemps. Un tel fou rire, une telle aventure ! Ça doit bien remonter à leur dernier camp de scouts. Qu’est-ce que ça fait du bien !

00h 45 – L’hôtelier est mécontent. Furieux. Les chambres devaient être livrées il y a plus de deux heures. Il ne trouve pas ça drôle du tout, lui. Vraiment pas. 
Ah ! Les chambres ! Oooooooh les chambres ! Le clou du spectacle, le dénouement, le deus ex machina. Le Tiers Etat est conduit par le propriétaire à travers les allées d’un parc glacial. Les chambres sont là. Disséminées à droite et à gauche devant un carré de verdure et de boue figée par la nuit. Des mobil-homes. De vulgaires caisses en mauvais bois. Les lits sont froids, mous, flasques comme une queue de mandarin. L’air est humide et sale. Mais nos pauvres crétins ne sont pas au bout de leurs surprises. Les mobil-homes sont grands, avec plusieurs chambres à l’intérieur. Il n’y a presque pas de lumière, presque pas de chauffage mais on a pensé à la chaleur humaine. Les chambres, certaines sont déjà occupées. Demain matin on se retrouvera nez à nez avec un pèlerin, un travailleur de la route ou un diable sorti de sa boîte. Mais, pour l’heure, on va pouvoir échanger une dernière carte de visite, une dernière idée avec l’araignée velue qui n’en demandait pas tant en traversant le tartre d’un lavabo. 
Ça fait longtemps que l’on ne s’était autant amusé. Les colloques, y’a pas à dire. Faut pas rater ça. 

jeudi 30 mars 2017

Sourire à défaut...



Quand les imbéciles le sont davantage que ce que l'on imaginait
Quand les aveugles pensent voir dans le noir
Quand les porcs se prennent pour des divas
Quand le caniveau s'invente en prairie
Quand les gros tas rentrent le ventre
Tombent amoureux d'un miroir amincissant
Quand les miroirs se fendent
Quand les mains sales touchent l'ivoire
Quand les chauves se recoiffent
Les pitres glissent des mots d'amour
Le sauvage se déchaîne
Et quand tous les autres ne font guère mieux
Boire une Guiness
Regarder le printemps
Ecouter Miles Davis
Relire l'Eté de Camus
Serrer les dents
Sourire
A défaut de révolte
Sourire

mardi 14 mars 2017

La littérature de caniveau (ou le contre saint Proust)





Une chose est sûre, la littérature c’est du sérieux. C’est extrêmement sérieux. Il faut faire gaffe, peser chaque mot quand on en parle, quand on se targue de savoir de quoi on parle. C’est important. C’est très sérieux, je le répète. Et le pire dans tout ça, c’est qu’il faut l’être sans jamais se prendre complètement au sérieux. Un exercice difficile, périlleux. 
C’est là que le bât blesse, généralement. Les gens qui parlent des livres, les gens qui commentent le style des auteurs (quand il s’agit d’auteurs, quand ces derniers ont un style), ont le plus souvent des idées précises. Regardez-les. Regardez comme ils se campent dans leur pantalon de velours, leur chemise amidonnée. Ils croisent les bras, ils bombent le torse, les muscles de la gorge se nouent, ils vont parler, ils parlent, ils ont des certitudes. 
J’ai comme ça entendu dire récemment qu’il existe une littérature de caniveau. C’était asséné, c’était péremptoire, c’était convaincu, tellement convaincu. Entendons-nous bien. L’expert en Lettres qui affirmait cela ne parlait pas des imposteurs ni des cataclysmes prosaïques qui polluent les rayons des libraires et l’esprit des lecteurs, publication après publication. Ils ne parlaient des Lévy, Musso, Gounelle qui font de la littérature comme Trump, Poutine ou Kim Jung-un feraient de la politique. Non, non, pas de ceux-là. Pas de ces aligneurs de prose sans métronome, sans couleurs et surtout sans idées. Ah, je vous vois venir ! Je vous entends ! Vous allez me dire que je fais comme mes camarades bouffis de certitudes, que je vais vous dire qu’il y a effectivement une littérature de caniveau. Attendez ! On parle de littérature, d’accord ? On parle d’auteurs, de ceux qui ont une idée précise de ce qu’est un mot, une phrase, qui savent tenir le rythme. Je suis sérieux quand je parle de littérature. Ces gens-là sont délibérément à côté de la littérature. Leurs lecteurs sont à côté de la littérarité. De la lecture même. 
Vous voulez que je vous raconte ? J’ai chaque fois des élèves qui boudent mon discours en début d’année, quand je débite ça. Ils ne sont pas convaincus. Vous savez ce que je leur dis ? Ecoutez les gars, laissez-moi quelques mois, laissez-moi vous montrer quelques trésors, laissez-moi vous montrer comment ça fonctionne un texte littéraire, comment ça vibre une phrase écrite par un auteur, un vrai, celui qui passe trois jours sur une phrase, s’il le faut. A la fin de l’année, vous savez quoi ? A la fin de l’année je leur donne des extraits de romans. Tous anonymes. Je leur mets des pépites et de la daube. Sérieusement, vous savez quoi ? Ils lisent, ils analysent, ils prélèvent le rythme, il tentent de le justifier, ils mesurent les cadences des phrases, ils interrogent la vision du monde, les effets d’ombres et de lumières. Vous savez quoi ? Ils sont capables de dire ce qui est littéraire et ce qui ne l’est pas. Un sans faute. Ça leur a pris quelques mois. A peine quelques mois.
Bref. Revenons à nos moutons amidonnés. Revenons aux choses sérieuses, s’il-vous-plaît. De qui parlent-ils quand ils parlent de littérature de caniveau, les fins connaisseurs ? 
Ils parlent des Robert McLiam Wilson, ils parlent des Philippe Djian, des Virginie Despentes, de tous ces astres-là. Leurs arguments ? Quels sont leurs arguments ? Ne vous fatiguez pas, il n’y en a pas. Vous rigolez ou quoi ? Est-ce qu’il faudrait des arguments, en plus ? De la littérature de caniveau, au seul prétexte que Proust a existé. Au seul prétexte que c’est sale, ordurier. 
Alors, petite précision. Roulements de tambour. 
Il a fait quoi Chrétien de Troyes ? Vous savez, le type qui a lui seul a inventé le roman moderne ? On est à la fin du 12ème siècle, le type nous dit tout de suite que le fond de l’histoire, ce qu’il appelle la matière, il s’en fout. Il nous prévient d’emblée que le sens même, il s’en contrefout. Ce qui l’intéresse, lui, c’est la conjointure (appelons ça le style, pour faire simple). Quelle est son idée géniale pour ça ? C’est de laisser tomber le latin. C’est d'écrire en roman. La langue que tout le monde entend, que tout le monde parle. La langue des vulgaires, la langue du caniveau. Okay, sa littérature c’est pour l’aristocratie. Ne vous trompez pas, Chrétien de Troyes écrit pour le seul public existant à l’époque, la seule classe qui pouvait posséder un livre. Pour les autres, pour le petit peuple, le gros populas, il y avait la chanson - qu’elle fût de gestes ou pas. Il aurait écrit pour qui, Chrétien de Troyes, au 19ème siècle ? Il aurait fait comme les Balzac et les Zola, les Goncourt qui affirmaient qu’il fallait faire descendre le roman sur le trottoir, que les temps étaient de venus de faire ça. Produire de la littérature de caniveau, avec le caniveau, pour le caniveau. Oui. 
Les romans picaresques, ils font quoi d’autre ? Flaubert fait-il autre chose quand il affirme devant le frigide juge Picard : Madame Bovary, c’est moi ! Le bon Gustave a renoncé à sa littérature précieuse, ampoulée. Son style naturel, il l’a jeté au feu, il est descendu au pied du volet roulant de la pharmacie de monsieur Homais, sur le trottoir, dans toute l’âpreté de son écriture. Je ne parle même pas de cette ordure de Céline, de son Voyage, de cette exploration du bout de la nuit de l’humain. Je n’évoque pas les drôleries salaces de Rabelais et leur substantifique moelle pourtant. 
Alors bien entendu il y a Proust. Ses préoccupations de bourgeois d’un autre siècle, sa petite homosexualité mal digérée, ses métonymies, ses synecdoques. On n’est pas dans le caniveau, je le conçois. On en est loin même… très loin, malheureusement pour lui, pour ses précieux lecteurs. Mais je romps là. Je ne glisserai pas, je ne ferai pas comme mes petits copains. Oui Proust est intéressant. Son œuvre cathédrale l’est. Mais Proust a fait du Proust. Tant mieux. Il a le mérite d’exister. Et tout romancier qui se respecte aujourd’hui a le devoir de ne pas faire du Proust. Il fait ce qu’il veut, pourvu qu’il continue de fréquenter le caniveau, puisque le roman c’est le caniveau. Son unique vocation est là, avec celle du rythme, de l’énergie et des mains sales. 
Tout lecteur qui se respecte est prié de chercher du Proust chez Proust. Sans en faire un pendule universel. Merci. 
Vive le caniveau !

Mieux en le disant. 

lundi 6 mars 2017

Fac-Similé (épisode 7) ATER






Cette fois c’est très sérieux. 
Faustine a troqué ses Converse oranges contre une vraie paire de chaussures. Elle ressemble à une vraie femme comme ça, avec ses talons hauts. 
Elle a décoché son concours. Elle l’a eu sans trembler, haut la main. Elle est prof, à présent, Faustine. Les contorsions douloureuses d’un chagrin d’amour, les nuits passées à pleurer, comme si la fin du monde lui tombait sur les épaules, tout ça ne l’empêche pas d’assurer ses cours à l’université. Elle prend des douches sans fin. C’est pour sentir l’eau sur son corps, pour oublier que ses yeux pleurent, inondent tout. Elle prend de très longues douches, puis elle s'en va donner ses cours. 

Elle occupe un poste d’A.T.E.R.*, comme ils appellent ça. Elle a griffonné des pages et des pages. Des pages par centaines. La voilà sur le point de soutenir sa thèse. Enfin !



A.T.E.R.


Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche.

Ne tournons pas autour du pot. L’ATER est un esclave universitaire. Pour une poignée d’euros, quelques cacahuètes, il enseigne dans la Grande Maison. C’est un honneur. La chance de sa vie. Pensez donc ! il accomplit le même service qu’un maître de conférences. On lui donne le droit de faire ça. Il approche son rêve. Il l’effleure du doigt. Il s’y croit.
D’accord, d’accord, ce qu’on lui confie, ce sont les miettes, les cours que les grands seigneurs, les vassaux du cru ne veulent pas, des bouts de ficelles, des trucs ingrats, mais il y croit. 
L’ATER ne se plaint pas. Il n’a pas mauvais esprit. Il est reconnaissant, infiniment. Il sait qu'il a de la chance, on le lui a dit, répété. Non, il n' a pas à se plaindre. Il aurait pu n’obtenir qu’un demi poste à l’université, et faire la manche après ses cours. C’est comme ça que l’Etat s’offre des enseignants du supérieur à petits prix. Les soldes toute l’année ! Youuupi ! 
On pourra rétorquer que personne ne l’oblige à accepter un emploi pareil, l’ATER. Personne ne lui place un couteau sous la gorge. Personne ne le pousse dans le dos. Mais c’est pire que ça. Le système est parfait. Impeccable même. L’esclave universitaire accepte son salaire de misère parce qu’on agite depuis le début la carotte au bout du fil. Une belle grosse carotte, juste sous ses yeux. Comme ça. On lui dit qu’avec un peu de patience, beaucoup d’abnégation, de sacrifices, de sang versé au service de la communauté, on lui assure qu’au bout du chemin il y aura le gros lot. Un poste définitif. Une maitrise de conférences. Le jeu en vaut la chandelle. Vous en conviendrez. 
L’ATER s’acharne, il travaille, il courbe l’échine. Il croit toutes ces promesses. Il y croit jusqu’au bout. Jusqu’au jour où - c’est comme ça que se passe la plupart du temps - où le Comité de sélection (je vous parlerai de cette bande de joyeux drilles) le remercie en bonne et due forme, sans autre forme de procès. Les promesses ? Le pompon ? La carotte ? De quoi parlez-vous ? De quoi est-il question ? Il a dû mal comprendre, l’ATER. C’est fou comme les gens s’imaginent des choses. Ils n’entendent que ce qu’ils veulent entendre. A croire qu’ils sont un peu durs de l’oreilles, qu’ils sont même un peu légers, un peu stupides. Bref, ce qui est sûr, c’est qu’ils n’ont rien à faire à l’université, des gens comme ça. 
L’ATER retourne alors dans son collège de banlieue. Cassé, brisé. De réconfort, de compassion, de repos, il n’en trouve point. Là, on lui fait payer cher son infidélité dans le supérieur. On la lui fait payer très cher. Les services du rectorat, les collègues, les syndicats. Tout le monde lui tombe dessus. On ricane, on médit. Et encore n’a-t-il pas à se plaindre. Il a un boulot, lui. Il existe des ATER qui n’ont pas eu l’immense sagesse de passer un concours de l’enseignement. Ceux-là, s’inscrivent au chômage ou servent l’Happy Hour à leurs anciens étudiants pour gagner leur vie. 

L’ATER doit se montrer disponible. Il est prié d’être poli. Chacune de ses phrases doit commencer par un merci. « Pourriez-vous me remplacer le 3 décembre, je serai en Suisse pour un colloque. Vraiment, ça me gênerait d’annuler mon cours. » A cela l’ATER dit merci. « Ce colloque était parfait. J’ai invité un collègue à venir participer à notre cycle de conférences. Ce serait bien si vous y veniez avec vos étudiants. Pour faire nombre. » A cela l’ATER répond merci. « Pourriez-vous récupérer monsieur X à la gare avant votre cours ? C’est sur votre chemin. » A cela l’ATER doit dire merci. « J’ai une atroce migraine et, à dire vrai, ce monsieur X m’ennuie profondément. Je le déteste. Cela vous dérangerait de l’accompagner au restaurant après sa conférence ? Je vous fais confiance. Vous saurez représenter l’université. » A cela l’ATER se confond en mercis. « Je sors à l’instant d’une réunion, je dois à présent commencer mon cours et je n’ai pas trouvé le temps de tirer ces photocopies. Serait-ce abuser de vous si je vous demandais de me les apporter d’ici une demi heure ? » A cela l’ATER rétorque merci. Il dit encore merci lorsqu’on le charge du secrétariat d’une réunion, de faire l’accueil, servir les petits fours, faire le ménage, lustrer les voitures. 
Il est arrivé que certains omettent de dire merci. Une fois. Par dépit ou par instinct de survie. Mais c’est comme s’ils venaient de frapper à la porte de l’enfer. Un coup sec et bref. Un coup qui sonne. Bien mal leur en pris. Livrés à la vindicte universitaire, traînés dans une boue dantesque, crucifiés la tête en bas, lapidés, donnés en pâture à la vermine ! Pour l’exemple. 

Il y a cependant des histoires qui finissent bien. Cela arrive. Il y a bien des volcans qui s’éteignent, il y a bien des apparitions de la Vierge à l’entrée des grottes, il y a bien des amours qui ne se fanent pas. A force de mercis, de soumissions obstinées, d’humiliations consenties, certains ATER décrochent la pompon rouge qui coin-coin, parviennent enfin aux plus hautes fonctions, aux plus belles fonctions. 
C’est une bonne chose. La morale est sauve. Le système est vraiment parfait. 
L’ATER devient Quelqu’un. Il a le choix désormais. Il peut se souvenir du désert, de la boue, des coups de talons reçus sur le crâne. Il peut décider de polir les mœurs de la tribu. sans grande révolution. Il pourrait être un humaniste, changer le système de l’intérieur. Mais l’ancien ATER oublie tout. Le feu de l’enfer, le goût de la merde. Il oublie tout. Le siège est confortable, moelleux. Le sceptre dans ses mains est somptueux. 
Il entre dans le système. Il en devient le garant. Il reproduit le modèle. Il le perpétue. Fait subir ce qu’il a subi. En pire, bien souvent. 
Et vogue le bateau.

mercredi 15 février 2017

Fac-Similé (épisode 6) Amour




Faustine observe les filles autour d’elle. Elles marchaient ensemble jadis. Elles échangeaient leurs cours, elles partageaient leurs notes de lectures, s’encourageaient les unes les autres. Les premières années de fac ont ressemblé à ça. Et puis, elles sortaient, elles passaient des soirées dans les pubs, dans les bars, elles buvaient des coups, elles parlaient des mecs, comparaient leurs cheveux, leurs ongles, leurs vies. Les plus faibles ont disparu, peu à peu. Les plus faibles, les moins douées pour les études longues, les moins motivées. Elles ne sont plus qu’une poignée. On fait croire à chacune qu’elle pourra être l’élue. 
Il y a eu les premiers regards de travers, les premiers silences. Les premiers mensonges. Faustine les regarde. Il y a de l’ombre. Les choses se font dans l’ombre à présent. Elle ne comprend pas tout, Faustine. Elle imagine encore qu’il suffit d’être bon pour arriver au bout, qu’il suffit de mériter les choses pour qu’elles vous arrivent, les choses. Elle ne rêve pas d’accéder au sommet des estrades, de s’asseoir sur des trônes en or, elle n’a pas le goût du sang, elle n’envisage pas de renverser les rois et les reines. Le pouvoir, les altitudes universitaires ne font pas frémir sa petite culotte. Elle, ce qu’elle veut, elle, ce qu’elle désire, Faustine, c’est savoir, c’est comprendre. Elle n’a pas envie de la gloire, pas envie de voir son nom en grand, pas envie de danser autour de ces Majestés en chaire, de les séduire, couper leurs têtes, de voler des couronnes. Elle n’a pas ces fantasmes-là, Faustine. Elle se contente de regarder le chemin sous ses pieds. Elle avance. 

Waterloo Place. Nous marchons vers Trafalgar Square. Elle demande si j’accepte de l’accompagner à la National Gallery. 
Son week-end londonien la rend heureuse, elle me dit. Elle aime ça, voyager. Son dernier départ remonte à l’été. Elle a pris sa petite voiture et elle a conduit jusqu’à Saint-Jacques, en Galice. Compostelle. D’accord, elle a triché, fait-elle en renversant sa tête, dans un petite grimace. Mais elle promet de faire une partie du chemin à pied, plus tard, lorsqu’elle sera une grande fille, lorsqu’elle aura accompli son vœu. Je suis curieux. Cette fille est fascinante. Des filles comme Faustine, vous n’en croisez pas tellement dans votre vie. Croyez-moi. Vous pouvez les compter sur les doigts d’une main. Et encore, estimez-vous heureux. Vous aurez bien vécu. Je lui demande à quoi il peut ressembler, son vœu. Elle se met à rire. C’est un beau rire. J’aime bien son rire. Ses souliers, elle les usera vers Compostelle lorsqu’elle aura soutenu sa thèse… plus tard… un jour. C’est ce qu’elle espère. C’est ce qu’elle attend. 
— Soutenir une thèse… c’est donc ça, devenir grand ? 
 Elle rit encore. Non, non. C’est pas ça. C’est pas ça du tout. C’est juste une façon de me donner rendez-vous. Tu ne fais pas ce genre de choses, toi ? Tu ne t’ai pas donné des rendez-vous avec toi-même ? Plus tard, dans ta vie ? Moi, elle me tente bien cette idée. Tu vois, ça n’a rien à voir avec le truc d’être une grande personne. Et de toute façon, je ne sais pas ce que ça veut dire, devenir grand. Je ne sais pas comment on devient une grande personne. Et franchement, je m’en fous. 
Elle a parlé à La Meilleure Copine d’aller là-bas. Suivre le grand chemin. Toutes les deux. Mais La Petite Chose a froncé ses sourcils mal épilés. Elle a haussé ses épaules. Quelle drôle d’idée ! C’est pas un voyage, ça, Compostelle. Quel rapport avec une thèse ? Elle ne voit pas. Une thèse est une thèse. Un voyage un voyage. Et puis, à partir, elle, personnellement, en ce qui la concerne, c’est le Club Med qu’elle préfère. Mieux le sable et les G. O. que la poussière et les saints. 
Faustine ne lui en a plus parlé. Jamais. 

C’est certain, elle n’a pas vraiment changé, Faustine. Mais elle n’est plus cette gamine qui flottait au-dessus du sol le soir de notre rencontre. Je ne vois plus très bien ses ailes dans son dos. Il y a par moments comme un chant d’oiseaux nocturnes dans son regard. Elle le sait. Elle m’en parle. Ça lui fait peur. Ça lui fait terriblement peur. Elle a parfois l’impression que les couleurs sont éteintes, moins vives par endroits. Je voudrais l’aider. Mais ce genre de choses, repeindre un monde délavé, il n’y a rien à faire. Mieux vaut se taire. Mieux vaut se contenter d’être là. L’accompagner. L’écouter parler. 
La pluie commence à tomber sur les bords de la Tamise. Nous rentrons dans le théâtre du Globe. Elle secoue ses cheveux humides et se met a déclamer. Ses bras sont ouverts. Sa nuque au ciel : « Quand la pluie est venue me tremper et le vent me faire claquer des dents, quand le tonnerre n’a pas voulu se taire à mon commandement, ce jour-là, je les ai débusqués, je les ai percés à jour. Allez, ils ne sont pas gens de parole : ils me disaient que j’étais tout ; mensonge ! » Shakespeare. Le Roi Lear

Nous échangeons enfin nos numéros. Elle me dit que je peux l’appeler. Que nous pouvons nous croiser. Mais que ça serait mieux si nous laissions faire le hasard. Elle n’a besoin de me dire que ça ne sera jamais une histoire d’amour* entre nous. 
Nous croisons les doigts.

Devant le train pour Gatwick, nous nous prêtons un rendez-vous futur, sans où ni quand.



Amour

Toute la littérature parle d’amour. On y trouve les grands amours, les petits, les débuts, les fins, les milieux, les tempêtes, les haines - car on ne peut haïr que ce que l’on a aimé avec passion. On y lit toutes les qualités, tous les amours. Les profonds, les tordus, les immenses, les impossibles, les à refaire, lourds ou légers, ceux qui font mal, ceux qui font mourir et renaître, ceux qui brûlent et ceux qui noient… Nos chers professeurs de Lettres ont de la chance. Ils sont les spécialistes de l’Amour. Ils passent leur vie à réfléchir aux terreurs de l’amour, à ses hystéries, à ses médecines. Ils ont de la chance. Vous vous rendez compte. La fine fleur du sentiment amoureux. 
Mais il existe des voyageurs immobiles, des banquiers désargentés. Il y a bien des cordonniers sans semelles. Dans leur Royaume sans Nom, l’amour est une chose étrange, quelque chose de barbare. L’amour n’existe pas. Pas plus que l’amitié. 
Ils font des cours, ils signent des livres, ils vous regardent dans les yeux. Mais tout est vide. Words, words, words crie l’inconsolé. Leurs mots sont vides. 
Ils vous diraient que l’amour est une faiblesse. Ou bien une arme. Vous y tombez ou vous vous en servez. Vous demanderez pourquoi ? Vous aimeriez savoir pourquoi le lit s’est asséché ? Pourquoi ces gens ne sont plus des gens ? Ne soyez pas sots. Regardez. Appréciez la toute puissance de l’estime démesurée de soi. Contemplez la force sans égale de l’amour propre. 

dimanche 29 janvier 2017

Fac-Similé (épisode 5) Le directeur de thèse





Londres, toujours.
Faustine n’a pas vraiment changé. Deux ans déjà, quelque chose comme ça. C’est plus de temps que nécessaire pour oublier un regard, la forme d’une lèvre, une chevelure. Deux ans, ça s’efface ce genre de détails. Les gens eux-mêmes s’évaporent quelquefois. Mais ce regard, ces lèvres, toute sa personne, je n’ai rien oublié. Encore moins son verbe, toujours aussi vif. Je l’écoute encore me parler. On dirait qu’une semaine à peine est passée depuis cette nuit de la saint Sylvestre. Je l’écoute avec plaisir.
A l’heure où j’écris, Faustine et moi sommes devenus ce qu’il est convenu d’appeler des amis. Elle me téléphone de temps en temps, quand elle a du mal à s’endormir. Elle me donne la main par moments, je lui prête mon épaule. Elle sent bon, je la rassure, je lui rends le sourire. 
Je connais Faustine. Cette fille n’est pas née avec la médisance au bord des lèvres. Une âme bien née, je vous dis. Mais j’ai senti le trouble en elle ce jour-là. Francis Jolicœur au bras de Bénédicte. Elle me raconte encore une fois comment il l’avait accostée, à une terrasse de café, pendant qu’elle bouclait sa dissertation. Elle me raconte son regard par le détail. Son regard, ses allusions. Elle sait lire le regard des hommes. Elle a vite appris. Et ses regards furent très clairs, tout à fait significatifs, Francis Jolicœur. Lourdingues. Elle avait levé le camp au plus vite. 
Mais ses petites camarades ne se défilent pas toutes comme elle. Donc. Bénédicte, ici, avec lui. C’est comme une révélation. Elle relit tout à rebours. Elle comprend certains mystères, certains silences, certaines connivences. Et Bénédicte n’est sûrement pas la seule à manger de ce pain-là. C’est facile de le remarquer, à présent. Ils ne sont pas très nombreux le mercredi, en séminaire de thèse, rassemblés autour de leur prof, qui pour certains deviendra leur directeur de thèse*, bientôt. Huit filles et deux malheureux garçons. L’un est assez beau gosse. Deux ou trois d’entre elles ont tenté d’esquisser quelques déhanchements de charme, mais elles se fatiguent pour rien. Faustine a remarque depuis longtemps que les étudiants de lettres mâles ne goûtent guère aux saveurs du sexe faible. 
Bref. Quels que soient leurs jeux de touche-pipi, Faustine aurait apprécié une plus grande présence masculine. Elle se méfiait déjà des sociétés féminines. Mais depuis hier, depuis cette incroyable rencontre elle se méfie encore plus. A bien des égards elle admire franchement le compagnonnage des hommes, l’envie même. Elle n’aime pas les mots travestis, les regards obliques, les fatales rivalités, leurs inévitables, leurs funestes conséquences. Au plus fort de la colère, les tacles ou les coups de poings sont moins douloureux, laissent moins de traces que les caresses d’une rivale habilement dessinées dans le creux fragile de l’âme. 

Car il s’agit bien de cela. Déjà. Elle le voit venir. Il s’agit bien de rivales.



Directeur de thèse


Pas plus que son thésard, le directeur de thèse n’est un animal de cirque. Il (ou elle) est un personnage sérieux. Sa mission est un vrai sacerdoce. Cet individu respectable fournit à la société bon nombre de ses chercheurs, de ses penseurs. L’élite du pays ! Il sait reconnaître un germe prometteur parmi les herbes folles, séparer le bon grain de l’ivraie. Le faire grandir, le guider, le mettre à l’abri des orages, lui épargner les hivers trop rudes. Lui offrir la fertilité d’une terre. Se faire tuteur et se laisser dépasser, pour finir. Il n’est pas de progrès humain sans cela. L’élève doit un jour dépasser le maître. Toujours. C’est dans l’ordre des choses. C’est la marche du monde. 
Non, un directeur de thèse, n’est pas une bête de cirque. Il n’est pas un clown. 
La fidélité, l’objectivité, l’attention sont ses vertus cardinales. Le sacrifice son chemin quotidien. Grande est sa renommée. Elle dépasse de loin les murs de sa fac. On déboule de tous les coins de l’hexagone pour taper à sa porte, le supplier de devenir son élève. On déboule de plus loin encore, parfois. 
S’il juge qu’il doit le faire, le directeur de thèse accepte cette mission. Il le fait pour de bonnes raisons. Le prestige de son nom lui importe peu. Sa propre réputation ne lui importe guère. A vrai dire, il n’y pense pas. Ça fait bien longtemps qu’il a dépassé ces choses-là, la gloire, les honneurs. 
Ses préoccupation d’argent restent sur le seuil de sa porte, chez lui. Il ne collectionne jamais les thésards pour son propre enrichissement. La richesse de son laboratoire (proportionnelle aux nombres de ses chercheurs) est une quête légitime, mais en ce qui concerne ses affaires personnelles, le directeur de thèse ne se transforme pas en un chasseur de primes. Son travail mérite son salaire, mais il ne verse jamais dans le recrutement effréné, jamais dans la démagogie. Il ne promet rien qu’il ne sera en mesure de donner. Il ne tend pas le miroir d’une carrière future s’il sait qu’il ne pourra rien faire pour cela, plus tard, ou qu’il ne voudra rien faire. A l’inverse, il ne s’aveugle pas pour l’un ou l’autre de ses étudiants. Son rôle n’est pas de forcer les destins. Il ne confère pas à ses élections privées ou à ses entichements personnels la force de la providence. Il ne connaît pas la tentation de cet orgueil. 

Au moins une fois dans sa vie il arrive que le sort s’en mêle, que la fatalité s’acharne. C’est le hasard, la malchance qui font que deux de ses poulains entrent en concurrence sur un même profil de poste, qu’ils aient à croiser le fer lors d’une même campagne de recrutement à l’université. Notre bon directeur de thèse connaît alors le triste sort des grands de ce monde. Les yeux bandés, il doit juger. Il fait un choix. Il a ce courage. Jamais il ne s’en remet au vicieux caprices de la Fortune et du hasard. Et jamais il ne se sert de l’un pour cirer son pied droit et de l’autre pour cirer son pied gauche. Histoire de voir lequel a le meilleur cirage, la meilleure brosse à luire, la meilleure technique. Il ne mange pas de ce pain-là. Il prend ses responsabilités. Il pousse l’élu jusqu’au firmament. Assure l’autre de son soutien futur. Et l’autre accepte, parce que le saint directeur de thèse a expliqué les choses, il a justifié son choix, dans la lumière, la transparence. 

Toujours notre directeur de thèse se montre disponible, négligeant les ailes du moulin pour s’atteler à son four. Il n’est pas non plus un Turboprof, de ceux qui vivent à trois heures de train de leur lieu d’enseignement, et qui n’y viennent que les jours où les poules se sentent pousser des dents. Il voyage parfois pour répondre la bonne parole, ses lumières. Mais jamais il ne passe trop de temps à Grenade, à Varsovie, Miami ou Nouméa. Il n’accepte plus comme jadis les échanges de cours à l’étranger. Il connaît le sacrifice du choix. Il l’affronte. L’accepte. Il reste attaché à son séminaire hebdomadaire où, tel le cygne exemplaire, il frappe sa poitrine de son bec pour faire jaillir le sang qui nourrit ses petits. Bien sûr il y a l’internet, la nouvelle technologie. Son sang purificateur, il pourrait le répandre via la toile. Mais notre personnage sait que jamais un écran ne remplacera sa présence, son sourire, une minute de soutien entre deux portes. 
Ni mandarin (nous règlerons le compte des mandarins en temps voulu, ces fumiers), ni copain, il deviendra un jour un ami. Peut-être. Ce n’est toutefois pas une loi, ce n’est pas une nécessité. Une aventure humaine. Alors on accepte cette amitié. On la déguste comme la chair d’un joli fruit rouge. Une cerise au printemps. 
Pourtant nul ne saurait se satisfaire de la cerise s’il n’y a pas le gâteau en dessous. Des cerises, on en trouve plein les étals, plein les arbres, à la belle saison. 
Personne n’a besoin d’un directeur de thèse pour avaler des cerises. 
Encore moins pour avaler des couleuvres.