LA pAge noire

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dimanche 21 mai 2017

Fac-Similé (épisode 8) Les Colloques

                                                  

Sa soutenance de thèse. 
C’est du papier à musique, son discours. Du papier à musique pur jus. Tout est parfaitement réglé. Elle a pesé ses mots, chacune de ses virgules, chaque pause. Elle sait à quel moment elle devra relever le visage, le relever tout droit, tendu comme ça, à quel moment il faudra sourire à ces messieurs dames, comment elle devra gérer sa coiffure, faire en sorte que pas une mèche, pas un cheveu ne dépasse. C’est important, les cheveux. Personne n’imagine à quel point c’est essentiel, la chevelure d’une femme, pour peu qu’elle soit jeune, à peu près jolie. Un cours, un séminaire, une réunion, ça passe encore, ça peut se rebeller, une chevelure. Mais une soutenance de thèse, un colloque*, on ne joue plus. Ça ne plaisante pas. Il faut tenir sa chevelure, la discipliner. Sans ça, vous pouvez passer pour une garce, une véritable allumeuse. Ces messieurs dames sont sensibles. Il ne faut pas plaisanter avec ce genre de détail. 

Les colloques 

Tous les colloques se ressemblent. Tout pareil. Partout. Tout le temps. Tous les colloques du monde sont pareils. Les mêmes cérémonies, les mêmes journées. Des journées très longues. Ça s’étire, c’est très long, ça n'en finit pas, jamais. Les mêmes repas, les mêmes visages, les mêmes verbes. Du début à la fin. D’octobre à avril, d’avril à octobre. C’est toujours la même chose. Profiter d’un bon repas, recommander un dessert. Laisser éclater la puissance de son esprit, l’épaisseur de son intelligence, se laisser contempler, en toute modestie. Selon que vous serez puissant ou misérable, vous vous laisserez cirer les pompes ou vous ferez la cour à des Altesses Sérénissimes. Un colloque, c’est aussi l’occasion de refourguer un vieil article, un truc à peine dépoussiéré, l’occasion surtout d’accomplir des siestes majestueuses, d’échanger quelques billets moqueurs avec son voisin, de dire du mal des absents (et surtout des présents), distribuer sa carte de visite, ajouter une ligne à son CV, gonfler ses frais réels, entre autres. En un mot comme en cent, c’est faire avancer la recherche, un colloque. 
Et ça ressemble à ça : 

Au mois d’octobre, à l’heure où blanchit la campagne, nos mandarins se sont donné rendez-vous. Ça se passe au château de G., ça va durer trois jours. Ils sont venus. Ils sont tous là. Des quatre coins de l’Europe, de l’autre côté du globe. Un colloque qui fera date. Littéraires, historiens, ethnologues, musiciens, artistes. Ça va pétiller. On va s’amuser comme des p’tits fous.
Les bâtiments sont austères, la pierre de taille se reflète dans l’eau calme des bassins. Les jardins à la française dominent le coude d’un fleuve en contrebas. Il fait très beau. L’air est vivifiant. 

08h 09 – Les premiers apôtres débarquent. Au compte-goutte. Certains ont voyagé seuls. D’autres sont accompagnés d’une thésarde. L’enjeu est clair, précis. Il s’agira d’en faire sa maitresse avant la fin du week-end, si ce n’est déjà fait. Le début des réjouissances est programmé pour neuf heures. Mais on commence déjà à s’assembler. On le fait par affinités. Une esplanade de graviers blancs. Devant le pavillon principal. On salue. On embrasse parfois. On prend des nouvelles. On félicite quand il y a lieu de le faire. On regrette quand il faut regretter. Mais on ne s’épanche pas.

08h 53 – On a pris une boisson chaude que des appariteurs s’évertuent à proposer (de très jeunes chercheurs à qui on fait l’honneur de donner un badge avec, inscrits dessus, leur nom et leur université, à qui on a donné le droit d’approcher de la chambre du Graal - il ne faut pas se montrer ingrat avec ces bonnes volontés). On a avalé quelques viennoiseries. Tout le monde est là, ou presque. Seuls trois ou quatre grands noms manquent encore à l’appel. Des noms vraiment grands. Il faut attendre. Les débats ne peuvent débuter sans leur présidence. 

09h 23 – Les coups de téléphone, les taxis dépêchés en urgence ont été efficaces. Ils arrivent enfin, les grands retardataires. Ils marchent. Tranquillement, paisiblement, tout en devisant. On les salue comme il se doit. Ils confient leur manteau à une main blanche. Voilà. Nos mandarins sont tous là. Les choses sérieuses peuvent commencer. 

10h 37 – On a rattrapé le retard initial en demandant aux intervenants d’écourter leur communication de quelques minutes. C’est que le programme de ces trois journées est extrêmement serré. On les a remerciés par avance.

10h 43 – Fin de la première cession. Peu de questions. Peu de remarques. Il faut y aller doucement. Et puis, on ne programme jamais rien de trop génial au tout début. C’est un tour de chauffe. Chacun le sait. Alors on se tait, on attend la pause. Café, viennoiseries. 

11h 18 – Trois interventions sont annoncées. La dernière sera tenue par l'illuminant, l’illustrissime, le surnaturel monsieur Pierre Sébastien Félix. Enfin du lourd ! On s’en lèche les babines. A l’avance on se frotte les mains. On s’en aiguise les neurones. 

12h 02 – Le voici. Il prend son élan. Sa Majesté va parler. On expédie un remerciement aux deux orateurs précédents, leur travail éclairant, leur diligence à respecter leur temps de parole. Monseigneur P. S. Félix s’élance. Il accorde une remarque obligeante. Il remercie à son tour. Les organisateurs, leur l’invitation, la beauté du lieu. Echauffement rhétorique. 

12h 24 – Ceux qui ont parlé avant lui ont tenu leurs vingt minutes. Ils ont conclu à bout de souffle, les tempes gonflées, les mains moites. Cela fait 22 minutes que notre Saint palabre, à peine vient-il de conclure son propos introductif. Mais personne ne bronche. Pas un regard ne veut l’interrompre. Les cadrans restent sagement camouflés sous les manches de chemises. On écoute. On apprend. On se nourrit. L’âme déploie ses ailes sous les mots de l’oracle.

12h 37 – Un homme vêtu de blanc pénètre discrètement l’enceinte sacrée du Verbe incarné. Un organisateur rampe vers lui. Il faudra servir le repas avec une trentaine de minutes de retard. On est désolé. On fera mieux, demain. Mais pour l’heure, monsieur Félix a pris la parole. Personne ne peut la lui retirer. 
12h 44 – Les estomacs vides entament leur concert gastrique. Ça ressemble soudain au chant sentimental des batraciens des soirs d’été. Des ventres honteux se cachent sous des mains crispées. D’autres croassent sereinement leurs louanges.  

12h 49 – Les organisateurs finissent par s’interroger les uns les autres, du coin de l’œil, discrètement. La cession doit prendre fin. Cela devient nécessaire à présent. Nécessaire et urgent. Mais pas un n’ose interrompre P. S. Félix. On s’impatiente. On se balance sur une fesse, puis sur l’autre. Allons bon. Il faut que quelqu’un se dévoue. Il faut que quelqu’un se sacrifie. Mais qui donc ?

12h 51 – « Ce dernier aspect est tout à fait remarquable si l’on considère la modalisation générique d’un point de vue poïétique et, au-delà, intertextuel, mise en place dans et par un métalangage réflexif et mimétique de l’objet diégétique. Mais nous avons légèrement abusé de notre licence temporelle. Nous vous laisserons le soin de découvrir cela dans la version écrite de notre réflexion. » Les applaudissements sont interrompus par le courage d’un organisateur - une sorte de kamikaze - qui censure l’étape des questions-réponses en invitant chacun à bien vouloir discuter de cette magnifique communication durant le repas. 

13h 08 – Les mandarins occupent les places d’honneur, une vaste table ronde drapée de coton épais près de l’âtre feutré d’une longue cheminée. Les autres places se distribuent en fonction des hiérarchies naturelles. Les maîtres de conférences se rassemblent entre eux, les attachés d’enseignement s’acoquinent avec les lecteurs, le menu peuple des chercheurs. Seuls les Dauphins, les favoris ou les partenaires sexuels échappent à l’organisation tripartite de la société scientifique et jouissent d’une façon bruyante et arrogante de leur présence à la droite des seigneurs. Tout le monde a droit toutefois au même menu. 

13h 41 – On a dégainé les cartes de visite. Les sujets de thèses, les objets de recherche, les publications, les titres, les projets, tous les moi je. Ça sympathise, ça se mesure, ça se renifle. Ça s’invite, ça s’évite. Et ça mange. Et ça boit. Sans doute trop. C’est que parler donne si soif.

14h 00 – Le café est servi. On quitte la table pour l’aller boire sur l’esplanade  devant les jardins et le fleuve, en bas. Fumer un gros cigare, une cigarette. Laisser sa tasse vide sur les balustrades ou sur les bancs. 

14h 21 – Les choses sérieuses reprennent. La première cession de l’après midi donne une occasion formidable de vérifier les pouvoirs de l’hypnose. Vos paupières sont lourdes, lourdes, très lourdes. Votre corps devient léger, votre nuque s’incline. Vous ne résistez pas. Vous ne le pouvez pas. Vous dormez. A la prochaine salve d’applaudissements, vous rouvrirez les yeux. Vous frapperez dans vos mains. Vous donnerez votre avis. Puis vous replongerez dans votre profond sommeil. La première cession de l’après midi connaît également d’autres jeux amusants. Cela consiste à faire passer des billets moqueurs entre voisins. A sourire intérieurement en regardant droit devant soi. On n’échange aucun regard. C’est super drôle.

15h 30 – Fin de la cession. Un mandarin vient de terrasser un orateur. Il gonfle sa poitrine tel un gladiateur victorieux. Il en profite pour poser sa main héroïque sur le genou de son accompagnatrice. 

16h 00 – Les boissons fraîches ont requinqué les organismes. On va pouvoir suivre les trois dernières communications dans les meilleures dispositions. Ou bien prendre la tangente, furtivement, pour aller flâner dans un village voisin ou sur les rives du fleuve, avant de revenir à l’heure du concerto pour piano qui sera radiodiffusé en direct sur France Musique. 

18h 02 – Le concerto débute à l’heure dans le salon doré du château. Les mélomanes apprécient. Les autres dodelinent ou plongent le nez dans leurs notes en peaufinant leur communication à venir. Les doctorants sentent quant à eux monter une espèce de pression. 

19h 02 – Leur tour est venu de parler. Les organisateurs du colloque ont eu la bonne idée de prévoir une Doctoriale pour clore cette belle première journée. Tout le monde est fatigué mais tout le monde restera pour entendre les petits commettre un exposé sur l’état de leurs recherches. Il s’agira alors de dresser le pousse, ou bien de le baisser. C’est très amusant. Cela aussi. 
Toutes les dix minutes un jeune chercheur prend la parole. Le parterre des maîtres l’interroge ensuite. On l’évalue. On le flatte ou on le voue à la question puis, éventuellement, au bûcher. Tout dépend de l’humeur de l’instant. Tout dépend des réseaux amicaux.

19h 26 -  L’Ecole des Fans touche à sa fin. Le jury des mandarins se retire pour décider de l’attribution des prix. Le meilleur des jeunes doctorants se verra allouer une bourse pour l’année à venir alors que le second sera invité trois semaines ici même, au château, pour pouvoir travailler à sa recherche dans le meilleur des cadres. On ne plaisante pas, cette fois. C’est très sérieux. La preuve : un premier tour de scrutin est réalisé mais nul ne le trouve à son goût. Le résultat n’est absolument pas recevable. Les organisateurs du colloque auraient souhaité que des membres de leur laboratoire soient primés. Vu la qualité de leur accueil, il ne s’agit pas de les décevoir, il ne s’agit pas de se montrer ingrat, ni discourtois. « Allons, ce vote n’était qu’indicatif. Un tour pour rien, en quelque sorte. » Seuls deux professeurs étrangers parvenus de la lointaine Ecosse pour l’un et de ces terres barbares situées au-delà du Rhin pour l’autre refusent le jeu et se désolidarisent du second vote à main levée. Ils abstiennent leur voix sous les regards indignés de leurs pairs. On leur rappelle leur devoir de silence en regrettant leur manque d’humour. Et l’on se dit qu’on n’invitera plus ces austères déplaisants. 

19h 40 – La remise des prix est solennelle. On félicite. On congratule. Puis on quitte le salon doré pour s’ébattre quelques instants. Les plus téméraires le font à l’extérieur, dans la nuit givrée de l’automne tombée sur l’esplanade. Les mandarins peuvent le faire dans leur chambre, située dans le château. Les autres attendront la fin du dîner pour gagner l’hôtel qui leur a été réservé, à quelques kilomètres. En attendant, un apéritif leur est servi près de la cheminée dont le foyer a repris de la vigueur.

21h 06 – Le dîner se prend dans un restaurant du village situé au bord du fleuve. Les conversations du déjeuner reprennent. Les mêmes, exactement. Dans les mêmes tablées. Comme un refrain joyeux, un refrain festif. C’est une farandole de mots précieux. Le chœur guilleret du colloque. La rampe de lancement de nombreuses carrières. 

23h 10 – Les mandarins sont reconduits au château. Un digestif les y attend. Une dégustation de cigares. Dans leurs chambres, le grand lit est prêt, la lumière ouverte et tamisée. Un peignoir est posé sur le bras d’un fauteuil en velours avec, placé dans sa poche, le programme du lendemain. Quelques maîtres de conférences ont droit aux mêmes honneurs. Les mieux placés, les plus fidèles, les meilleurs lieutenants. Leur chambre est sans doute moins prestigieuse, moins grande, mais ils sont là, logés au château, peignoir, programme, lumières chaudes. Mais les autres, le Tiers Etat, ils ne reviendront que demain au château. Il est l’heure des les convoyer vers un autre lieu, un autre hôtel. 

23h 58 – Les mandarins dorment du sommeil des justes ou bien s'essaient à quelques galipettes, non sans avoir subrepticement avalé une pilule bleue avant de quitter le restaurant (une pilule bleue aux effets étonnants, plutôt intéressants). Ils ignorent qu’à cette heure le convoi de la piétaille s’est perdu en chemin, quelque part dans le brouillard, sur des routes sans nom. Tout le monde est fatigué. L’épuisement devient nerveux chez certains. Mais la mésaventure fait rire les quelques organisateurs qu’on avait désignés pour mener cette mission à bien. Aux éclats. Cela fait longtemps qu’ils ne se sont pas autant amusés. Perdus sur ces petites routes de province, au milieu de la nature, au cœur de la nuit ! Grand Dieu ! comme cela est drôle. Oui. Drôle. Ça fait si longtemps. Un tel fou rire, une telle aventure ! Ça doit bien remonter à leur dernier camp de scouts. Qu’est-ce que ça fait du bien !

00h 45 – L’hôtelier est mécontent. Furieux. Les chambres devaient être livrées il y a plus de deux heures. Il ne trouve pas ça drôle du tout, lui. Vraiment pas. 
Ah ! Les chambres ! Oooooooh les chambres ! Le clou du spectacle, le dénouement, le deus ex machina. Le Tiers Etat est conduit par le propriétaire à travers les allées d’un parc glacial. Les chambres sont là. Disséminées à droite et à gauche devant un carré de verdure et de boue figée par la nuit. Des mobil-homes. De vulgaires caisses en mauvais bois. Les lits sont froids, mous, flasques comme une queue de mandarin. L’air est humide et sale. Mais nos pauvres crétins ne sont pas au bout de leurs surprises. Les mobil-homes sont grands, avec plusieurs chambres à l’intérieur. Il n’y a presque pas de lumière, presque pas de chauffage mais on a pensé à la chaleur humaine. Les chambres, certaines sont déjà occupées. Demain matin on se retrouvera nez à nez avec un pèlerin, un travailleur de la route ou un diable sorti de sa boîte. Mais, pour l’heure, on va pouvoir échanger une dernière carte de visite, une dernière idée avec l’araignée velue qui n’en demandait pas tant en traversant le tartre d’un lavabo. 
Ça fait longtemps que l’on ne s’était autant amusé. Les colloques, y’a pas à dire. Faut pas rater ça.