LA pAge noire

LA pAge noire

lundi 20 novembre 2017

Veiller tard (comme il dit...)







Veiller tard, faire la fête, rêver à la couleur bleue des lagons, travailler, penser, ne pas penser, écouter le Maître un stylo à la main, un stylo ou un verre, attendre de demain des choses qui ne viendront pas d’hier, résister au vieux fantasme de rouler au hasard, jusqu’à ce que l’océan nous arrête, ou celui d’aller prendre un petit déjeuner à Florence, tout à l’heure, caresser des envies de meurtre, les cheveux blonds d’une enfant endormie, oublier que novembre est déjà si noir, que décembre sera pire encore, remémorer l’odeur du frangipanier, la fleur de l’amandier au goût de miel, désirer avoir tort, jouer comme ça avec la soie d'une bretelle, réveiller le feu qui est sa force, tenir les promesses que l'on n'a pas faites, danser sur l'herbe écrasée de pluie, pactiser avec le démon, pour ne pas hurler conjuguer le verbe être.
Ces raisons là qui font que nos raisons sont vaines.

Une conversation privée





Je suis retombé par hasard sur ce visage de Pierre. 
Comme un rendez-vous qu’on ignore, un rendez-vous noté quelque part, il y a longtemps, que l’on a oublié. Je n’avais pas prévu cette rencontre. 
Un lieu où je ne me rends plus, que je ne traverse plus, sauf exceptionnellement. J’ai passé de longues heures dans ce cloître, de longs après-midis jadis. J’étais un lycéen un peu particulier, pas tout à fait comme les autres. Je séchais mes cours comme tout le monde, je buvais des coups, je regardais des matchs de foot et les fesses des filles. J’aimais rire, aux éclats. Mais j’avais cette rage en plus, celle qui empêche de dormir, celle qui serre les poings, les dents. Je voulais vivre plus loin, plus fort que tous les autres, plus haut que ma propre vie. Cette rage, oui, je crois que c’est le mot. Cette rage. Je faisais ces choses que font tous les lycéens, mais je n’étais pas commun. Je faisais toutes ces choses gravement. Les idioties, les blagues potaches, je les commettais, j’y participais comme un acteur observe le rôle qu’il est en train de jouer. J’en savais l’inconséquence, la futilité. Une lumière m’attirait ailleurs. Ce n’était qu’une lueur derrière la colline, mais je savais qu’elle était là. Elle m’attirait, me brûlait déjà. 
Je séchais les cours mais je disais parfois aux amis que je ne les suivais pas, ou que j’allais les rejoindre, plus tard. Certaines fois je ne disais rien du tout. Je venais dans ce cloître, je m’asseyais entre deux colonnes, le dos calé, j’ouvrais un livre. C’était souvent des romans, - des trucs de philo quelquefois, mais qui me tombaient des mains. De la poésie que je murmurais entre mes lèvres. J’ai passé de longs moments en tête à tête avec les mots. Ils m’ont appris beaucoup de choses, les mots, tout ce que je suis, tout ce que je ne suis pas. 
De temps en temps, entre deux chapitres, à la fin d’un vers qui m’avait fait comme un coup de poing, comme une main plongée dans mes tripes pour les remuer, je me redressais, je faisais quelques pas, je contemplais ce visage de pierre. 
Lui, ses lèvres n’ont jamais bougé, son regard est toujours resté le même, impassible, grave. Mais nous nous comprenions. J’ai appris à connaître la statue de cet homme, ce saint qui a renié trois fois, ce saint qui s’est enfui sur la Via Appia. J’ai appris à l’apprécier, l’estimer, à aimer sa beauté minérale. Il ne parlait jamais mais je voyais tout. On peut être lâche et grand à la fois, on peut connaître la peur, basculer dans l’ombre, se vautrer dans la couardise et être appelé, quand même, par la lumière. 
N’allez pas croire que je vous fais le récit de ma conversion. Elle n’est pas arrivée, n’arrivera certainement jamais. La grâce ne viendra pas percuter mon front. Sa lumière ne m’a pas élu, ce n’est pas un problème. La mienne, ma lumière, ne tombait pas du Ciel. Elle était là-bas, de l’autre côté de la colline. 
J’ai parfois songé à un autre homme. J’ai parfois cessé de contempler ce visage évident pour imaginer celui de l’artiste qui l’a extrait de la masse, qui l’a révélé de ce bloc de calcaire informe, patiemment. Ses mains, son ciseau, sa sueur, son regard. A quoi songeait-il, d’où venait-il, qu’espérait-il de cette mèche de cheveux sous l’auréole, de cette bouche féminine tendue comme pour un baiser ? J’ai aussi aimé imaginer cet homme-là, lui ai inventé plusieurs vies, plusieurs destins qui tous ont mené vers ce seul désir de faire apparaître ce qu’il pouvait faire de mieux. Des vies d’errance et de doutes, de départs, de mensonges et d'erreurs, des choses pas toujours reluisantes, des désirs secrets, inavouables, mais toujours cet espoir de faire jaillir un peu de lumière sous l’outil. 
Puis ils ont fermé le cloître. 
Ils ont décidé qu’il ne fallait pas l’user, pas l’abimer. Des visites guidées seulement, empêcher quiconque de venir caler son dos entre deux colonnes. 
Les mois, les années sont passés. 
J’ai trouvé d’autres lieux, lu d’autres livres, d’autres poèmes. La vie m’a pris, comme elle prend tout le monde, comme elle a pris mes anciens camarades de lycée. J’ai fait des choix, des bons, des mauvais. Parfois ce sont les choix qui m’ont fait, bons ou mauvais. Je suis allé là où la vie m’a entraîné. Des plaines, des clairières, des océans et des lagons de rêve j’en ai traversés beaucoup, je m’y suis posé, reposé. Des lunes plus belles les unes que les autres. Avec une chance insolente, beaucoup de mercis au commencement  de si beaux matins. Et des tempêtes, des détours infâmes,  de la boue, celle qui est froide, celle qui empeste. Sans jamais oublier vraiment cette lumière derrière la colline. Jamais vraiment. 
Je suis retombé par hasard sur ce visage de Pierre. 
Il n’a pas prononcé une parole, pas formulé de reproche. Il avait simplement ce visage qu’ont les gens qui vous attendent, qui savent que vous finiriez par revenir. Il tient toujours cette énorme clef en main droite. Son auréole n’a pas bougé. Les vents, les saisons ne l’ont pas décoiffé, sa bouche ressemble toujours à un baiser de femme. Il m’a regardé comme un miroir vous regarde. La colline s’est dressée devant moi, comme cette clef, comme ce saint imparfait et pourtant le plus grand. Plus évidente que jamais. 
Je marche. Je ne sais pas comment, je ne sais pas qui pourra me suivre, qui pourrait être capable d’une chose pareille, ni même si quelqu’un peut le faire. Je suis en marche avec mes couardises, mes peurs, mes refus, la sainteté d’être un homme, de n’être qu’un homme. Un peu différent, mais simplement un homme. 

Derrière la colline il y a cette lumière. Elle n’a jamais reculé.