LA pAge noire

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jeudi 21 mai 2020

INTERMÈDE NOCTURNE (LE FANTÔME DU COMPTOIR)




Vous savez ce que c’est. C’est l’heure où la nuit bascule vers le matin, comme un dormeur se retourne une dernière fois avant d’ouvrir les yeux. Habituellement, les rues des grandes villes se livrent aux premiers camions de livraisons. On soulève les rideaux métalliques, les néons crépitent comme des grillons. Les regards sont lourds, les gestes lents. On asperge les trottoirs à grands coups d’eau. Le monde fait peau neuve. Dans quelques heures les choses sérieuses vont commencer. 
Les couche-tôt ne vont pas tarder à s’extraire du sommeil. Les couche-tard dorment à présent à poings fermés. Et puis, il y a les autres. Ceux qui ne se couchent jamais. C’est l’heure où Sagan propose timidement une Chesterfield sans filtre à Virginie. En arrivant ici, elle a appris avec effarement que la loi interdit désormais de fumer dans les lieux publics. Carver a dit le premier soir qu’il fumerait toutes les cigarettes qu’il voudrait. Mais l’Homme du Bar a indiqué qu’il fallait faire ça sur la terrasse qui domine les vieux remparts. Cette loi est valable pour tous. Y compris pour les revenants. Mais vous savez ce que c’est. C’est l’heure où le marbre des lois s’érode en surface, l’heure où l’Homme du Bar pose des cendriers sur le comptoir. 
Virginie accepte la Chesterfield qu’elle enflamme aussitôt. Son sourire n’est ni jeune ni vieux. Ses paupières sont lourdes sur ses yeux clairs. Elle aspire une bouffée profonde, un brin de cendre tombe sur son tee-shirt noir floqué au nom d’un groupe de rock. Elle n’aurait jamais imaginé écrire une scène pareille. Ces putains de romanciers qui font leur blé en faisant revenir des fantômes, BAN, une bastos dans le coeur. Ces tocards qui achètent leur villa dans le Luberon avec des contes des fée, BAN-BAN, une bastos dans les couilles, une bastos dans le crâne. Mais il ne s’agit pas de fantômes, il ne s’agit d’un conte de fées. Françoise Sagan est assise à côté d’elle, flanquée au comptoir. Ces deux femmes s’observent depuis quelques jours. Elles ne savent pas si elles ont beaucoup de choses à se dire, mais elles sont certaines qu’elles ont besoin de croiser leurs regards. 
Françoise gratte une allumette dont la flamme disparaît avant d’atteindre l’extrémité de sa cigarette. Serge a déjà aspiré la moitié de sa Gitane. Houellebecq positionne sa blonde entre le majeur et l’annulaire. Camus fume la sienne face à la fenêtre. Il regarde la nuit dehors, l’indifférence des nuages qui s’agglomèrent autour de la lune pour lui offrir un halo de coton. Elle s’empare d’une autre allumette qu’elle frotte plus fermement sur le côté de la boîte. Mais la petite tige de bois ne résiste pas à ce geste sec. Sagan s’agace et tire une troisième allumette. Elle la manipule soigneusement, comme s’il devait en sortir quelque chose de vital. Elle y met toute sa force, son application. Dans son dos, Rimbaud avance son poignet gauche pour l’aider dans sa tentative. C’est un poignet mal foutu, abimé. C’est comme si de la mauvaise dentelle avait poussé entre l’os et la peau. Sa main récupère l’allumette dont le souffre libère une flamme vive. Un fin nuage bleu s’élève alors. 
— Merci, dit Françoise, émue par son geste, les yeux bleus de cet homme, un bleu gênant tant il est bleu. Elle voudrait lui dire, cet homme situé dans son dos, qu’il est celui qui a armé son désir d’écrire. Des jours qu’elle l’observe sans oser lui parler. Mais l’occasion ne s’est pas présentée. Les mots ne sont pas venus. Ils ne viennent pas plus en cet instant. Elle bégaie un merci, le regard vers le bas et, comme à Virginie, lui propose de fumer. 
— Merci, dit-il en enfonçant son poignet dans sa poche. Il y a bien longtemps que j’ai cessé de fumer. 

[...]

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2023

vendredi 8 mai 2020

A QUI LA FAUTE ? (suite)



Albert écrase sa cigarette et saisit son imper anglais pour se diriger vers l’intérieur, accompagné de Victor Hugo qui regrette de ne pas s’être chargé lui-même de ce prétentieux acariâtre. 
— Les Juifs… entendre une chose pareille… 
— Entre l’enfer et la raison, cet homme a fait son choix. Comme la plupart des hommes de son siècle. 
— Si les hommes ont besoin de trouver des responsabilités à leur virus, il faudra leur conseiller de regarder du côté de ceux qui plastronnent du haut de leur trône, mais qui ne sont que des singes. Cela ne les guérira pas, mais au moins ils auront accompli leur part de justice. Voilà l’hygiène. Elle brille dans la Justice. 
— Avoir besoin de coupables n’est pas la justice, répond l’homme aux presque 25 millions d’exemplaires vendus. Pardonnez, Victor, si je manque de respect. Les épidémies ne rampent pas sur les trottoirs de nos villes, elles ne s’emparent pas des hommes pour leur demander d’allumer des autodafés. Elles leurs donnent l’occasion de comprendre le bonheur et l’amour. Et les hommes les plus justes (les moins injustes) sont et seront ceux qui refusent une Création où la violence torture les enfants. 
Victor Hugo se concentre sur le parcours ascensionnel des bulles dans la flute de champagne qu’il fait tourner sur elle-même, en la tenant par le pied, du bout de ses doigts. 
— On n’a peut-être pas besoin de coupables, mais on a les médecins, suggère Molière de l’autre côté de la table. Ces charlatans qui font leurs petits mélanges dans  la nuit de leurs officines de scélérats, leurs poudres, leurs onguents, leurs érémitiques en vous promettant qu’ils vous feront mourir plus vite et bien plus aisément.  Assurément, ne sont-ils pas efficaces ? 
François Rabelais éclate de rire en resservant à boire. Un bon rire qui écrase les autres convives de la table. 
— Mon cher Poquelin, nous voilà plongés dans une époque où les gens tapent des deux mains pour dire merci aux médecins ! Les hommes ne sont pas fous, du moins quand il s’agit de leur propre carcasse. Les médecins, avec les auteurs, sont l’honneur de l’espèce. Mais si vous vouliez fouiner du côté de la Sorbonne. La peste et toutes les maladies jaillissent des édits de la Sorbonne. 
— Mon cher Françoys, nous voici plongés dans une époque où la Sorbonne donne des lettres aux gens. Malgré l’amour que j’ai pour vous. 
— Vous déconnez complètement, Rimbaud frappe du poing sur la nappe. Primo, le champagne ça va bien, servez donc quelque chose qui tienne au foie ; deuzio, cette épidémie montrera aux hommes qu’il est inutile de brûler des cierges dans leurs églises ou dans leurs mosquées, leurs synagogues, leurs temples maudits. Si leur Dieu qui rit quand ses enfants se font faucher par l’ivresse de ce mal invisible existait vraiment, Il montrerait un peu de quel bois il se chauffe. Abattez les églises, les hommes vivront. 
Françoise Quoirez, dite Sagan, est à côté de lui. Ça fait des jours qu’elle essaie de lui expliquer qu’elle a reçu l’Illumination en le lisant sur la plage d’Hossegor, l’été de ses dix-sept ans. Elle aurait aimé que Sartre soit présent pour prolonger leurs déjeuners à Saint-Germain-des-Près, mais elle a vite eu la sensation qu’il n’aurait pas été le bienvenu dans ce huis-clos. Sa jalousie, son ignominie à l’égard de Camus exigeait que ce fût l’un ou l’autre en ce lieu. Ils ont dû choisir un autre hôtel pour ce grand auteur, un très bel hôtel de luxe, du côté de Billancourt. Françoise opine pourtant. Ce qu’elle souhaite, Françoise, ce qu’elle espère, c’est que Rimbaud lui explique deux trois trucs sur ses poèmes. Elle boira toutes les absinthes du monde pour ça, et elle restera debout. 
L’auteur qui tient sa cigarette entre le pouce et l’annulaire plisse enfin les yeux. 
— L’Ennui. Le virus qui tue les hommes s’appelle l’Ennui. 
— La Bêtise ! corrige Gustave Flaubert. 
Houellebecq réfléchit une poignée de secondes. 
— L’Ennui et la Bêtise. 

[...]

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dimanche 3 mai 2020

A QUI LA FAUTE ?



Penché sur la rambarde, Albert Camus laisse trainer son regard sur les remparts en contrebas. A côté de lui Ernest est satisfait d’apprendre que la plupart de ces murs sont authentiques. 
— Ces pierres sont là depuis des siècles. Sans doute plus vivantes que chacun d’entre nous. 
L’un fume une cigarette, l’autre s’agrippe à son verre de whisky. 
— C’est souvent ce que je me suis imaginé dans l’enfer de Madrid. J’ai vu les hommes tomber et fondre bien avant les murs. 
— Je ne me suis rarement senti plus vivant qu’à Tipasa, en marchant parmi les lentisques et les pierres romaines. Je savais qu’elles chantaient quelque chose. Je n’entendais pas les mots mais je comprenais la mélodie. Je crois qu’un homme de pierre doté d’un coeur donnerait quelque chose d’assez intéressant. 
— Mais les hommes doivent se contenter de hisser leur pierre qui roulera dans la nuit, coupe l’individu situé à quelques pas. 
Jean Racine n’en a pas perdu un mot. Depuis le début Jean n’hésite guère à se présenter aux autres convives. Ce n’est pas qu’il parle plus que le reste de la bande, mais il tient se présenter, comme poussé par une nécessité impérieuse. Il ressemble au souverain passant ses troupes en revue, au soleil qui chaque matin revient prendre sa part de règne. « La pire canaille mondaine », a soufflé Arthur, parvenant à l’esquiver jusque-là. Il est parfaitement capable d’entretenir l’un des invités tout en écoutant ce qui se raconte à chaque table, à chaque coin de cette terrasse qui domine la ville sous la pureté de cette soirée de printemps. Tout à l’heure, c’est  Philippe qui essuyait l’honneur des présentations. Philippe Djian est un homme discret. Vous pouvez lui parler pourvu que votre poignée de main soit franche, que vous le regardiez droit dans les yeux. Sa perplexité du premier soir ne l’a pas quitté. Ce qui chagrine Philippe c’est qu’il a dû quitter les rivages de son océan sans son MacBook. Le message de son attaché de presse n’était pas très explicite mais il a compris qu’il ne pouvait pas échapper à ce colloque. Il est venu comme les autres. Mais confiner les morts et les vivants est une chose, terminer un roman en est une autre. Il en a pris son parti. Il apprend à regarder le ciel autrement et à gouter la présence de quelques-unes de ses admirations. Racine ne faisait pas partie de la liste, mais, les mondanités passées, il s’est dit qu’un type qui a composé son oeuvre avec trois cents mots a forcément quelque chose à vous apprendre. 
— Ouais, rétorque Ernest. Un homme de pierre équipé d’un coeur, je peux comprendre l’idée, à condition qu’on lui rajoute un palais et la paume des mains pour caresser les jolies filles. 

[...]

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