LA pAge noire

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mercredi 15 février 2017

Fac-Similé (épisode 6) Amour




Faustine observe les filles autour d’elle. Elles marchaient ensemble jadis. Elles échangeaient leurs cours, elles partageaient leurs notes de lectures, s’encourageaient les unes les autres. Les premières années de fac ont ressemblé à ça. Et puis, elles sortaient, elles passaient des soirées dans les pubs, dans les bars, elles buvaient des coups, elles parlaient des mecs, comparaient leurs cheveux, leurs ongles, leurs vies. Les plus faibles ont disparu, peu à peu. Les plus faibles, les moins douées pour les études longues, les moins motivées. Elles ne sont plus qu’une poignée. On fait croire à chacune qu’elle pourra être l’élue. 
Il y a eu les premiers regards de travers, les premiers silences. Les premiers mensonges. Faustine les regarde. Il y a de l’ombre. Les choses se font dans l’ombre à présent. Elle ne comprend pas tout, Faustine. Elle imagine encore qu’il suffit d’être bon pour arriver au bout, qu’il suffit de mériter les choses pour qu’elles vous arrivent, les choses. Elle ne rêve pas d’accéder au sommet des estrades, de s’asseoir sur des trônes en or, elle n’a pas le goût du sang, elle n’envisage pas de renverser les rois et les reines. Le pouvoir, les altitudes universitaires ne font pas frémir sa petite culotte. Elle, ce qu’elle veut, elle, ce qu’elle désire, Faustine, c’est savoir, c’est comprendre. Elle n’a pas envie de la gloire, pas envie de voir son nom en grand, pas envie de danser autour de ces Majestés en chaire, de les séduire, couper leurs têtes, de voler des couronnes. Elle n’a pas ces fantasmes-là, Faustine. Elle se contente de regarder le chemin sous ses pieds. Elle avance. 

Waterloo Place. Nous marchons vers Trafalgar Square. Elle demande si j’accepte de l’accompagner à la National Gallery. 
Son week-end londonien la rend heureuse, elle me dit. Elle aime ça, voyager. Son dernier départ remonte à l’été. Elle a pris sa petite voiture et elle a conduit jusqu’à Saint-Jacques, en Galice. Compostelle. D’accord, elle a triché, fait-elle en renversant sa tête, dans un petite grimace. Mais elle promet de faire une partie du chemin à pied, plus tard, lorsqu’elle sera une grande fille, lorsqu’elle aura accompli son vœu. Je suis curieux. Cette fille est fascinante. Des filles comme Faustine, vous n’en croisez pas tellement dans votre vie. Croyez-moi. Vous pouvez les compter sur les doigts d’une main. Et encore, estimez-vous heureux. Vous aurez bien vécu. Je lui demande à quoi il peut ressembler, son vœu. Elle se met à rire. C’est un beau rire. J’aime bien son rire. Ses souliers, elle les usera vers Compostelle lorsqu’elle aura soutenu sa thèse… plus tard… un jour. C’est ce qu’elle espère. C’est ce qu’elle attend. 
— Soutenir une thèse… c’est donc ça, devenir grand ? 
 Elle rit encore. Non, non. C’est pas ça. C’est pas ça du tout. C’est juste une façon de me donner rendez-vous. Tu ne fais pas ce genre de choses, toi ? Tu ne t’ai pas donné des rendez-vous avec toi-même ? Plus tard, dans ta vie ? Moi, elle me tente bien cette idée. Tu vois, ça n’a rien à voir avec le truc d’être une grande personne. Et de toute façon, je ne sais pas ce que ça veut dire, devenir grand. Je ne sais pas comment on devient une grande personne. Et franchement, je m’en fous. 
Elle a parlé à La Meilleure Copine d’aller là-bas. Suivre le grand chemin. Toutes les deux. Mais La Petite Chose a froncé ses sourcils mal épilés. Elle a haussé ses épaules. Quelle drôle d’idée ! C’est pas un voyage, ça, Compostelle. Quel rapport avec une thèse ? Elle ne voit pas. Une thèse est une thèse. Un voyage un voyage. Et puis, à partir, elle, personnellement, en ce qui la concerne, c’est le Club Med qu’elle préfère. Mieux le sable et les G. O. que la poussière et les saints. 
Faustine ne lui en a plus parlé. Jamais. 

C’est certain, elle n’a pas vraiment changé, Faustine. Mais elle n’est plus cette gamine qui flottait au-dessus du sol le soir de notre rencontre. Je ne vois plus très bien ses ailes dans son dos. Il y a par moments comme un chant d’oiseaux nocturnes dans son regard. Elle le sait. Elle m’en parle. Ça lui fait peur. Ça lui fait terriblement peur. Elle a parfois l’impression que les couleurs sont éteintes, moins vives par endroits. Je voudrais l’aider. Mais ce genre de choses, repeindre un monde délavé, il n’y a rien à faire. Mieux vaut se taire. Mieux vaut se contenter d’être là. L’accompagner. L’écouter parler. 
La pluie commence à tomber sur les bords de la Tamise. Nous rentrons dans le théâtre du Globe. Elle secoue ses cheveux humides et se met a déclamer. Ses bras sont ouverts. Sa nuque au ciel : « Quand la pluie est venue me tremper et le vent me faire claquer des dents, quand le tonnerre n’a pas voulu se taire à mon commandement, ce jour-là, je les ai débusqués, je les ai percés à jour. Allez, ils ne sont pas gens de parole : ils me disaient que j’étais tout ; mensonge ! » Shakespeare. Le Roi Lear

Nous échangeons enfin nos numéros. Elle me dit que je peux l’appeler. Que nous pouvons nous croiser. Mais que ça serait mieux si nous laissions faire le hasard. Elle n’a besoin de me dire que ça ne sera jamais une histoire d’amour* entre nous. 
Nous croisons les doigts.

Devant le train pour Gatwick, nous nous prêtons un rendez-vous futur, sans où ni quand.



Amour

Toute la littérature parle d’amour. On y trouve les grands amours, les petits, les débuts, les fins, les milieux, les tempêtes, les haines - car on ne peut haïr que ce que l’on a aimé avec passion. On y lit toutes les qualités, tous les amours. Les profonds, les tordus, les immenses, les impossibles, les à refaire, lourds ou légers, ceux qui font mal, ceux qui font mourir et renaître, ceux qui brûlent et ceux qui noient… Nos chers professeurs de Lettres ont de la chance. Ils sont les spécialistes de l’Amour. Ils passent leur vie à réfléchir aux terreurs de l’amour, à ses hystéries, à ses médecines. Ils ont de la chance. Vous vous rendez compte. La fine fleur du sentiment amoureux. 
Mais il existe des voyageurs immobiles, des banquiers désargentés. Il y a bien des cordonniers sans semelles. Dans leur Royaume sans Nom, l’amour est une chose étrange, quelque chose de barbare. L’amour n’existe pas. Pas plus que l’amitié. 
Ils font des cours, ils signent des livres, ils vous regardent dans les yeux. Mais tout est vide. Words, words, words crie l’inconsolé. Leurs mots sont vides. 
Ils vous diraient que l’amour est une faiblesse. Ou bien une arme. Vous y tombez ou vous vous en servez. Vous demanderez pourquoi ? Vous aimeriez savoir pourquoi le lit s’est asséché ? Pourquoi ces gens ne sont plus des gens ? Ne soyez pas sots. Regardez. Appréciez la toute puissance de l’estime démesurée de soi. Contemplez la force sans égale de l’amour propre.