LA pAge noire

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jeudi 10 novembre 2016

Fac-Similé (épisode 1) La rencontre





Faustine est blonde ou presque, jolie ou presque. 
Elle mesure un mètre soixante huit. 
Sa balance quotidienne lui prête 52 kilos l’été, 54 l’hiver. 
Son tour de poitrine est de 85 centimètres, bonnet B, qui peut paraître C quand elle le veut, ou quand il le faut. 
Ses yeux se mêlent de marron et de vert. 
Elle aime porter des vêtements sexy. Elle aime aussi porter des vêtements qui ne sont pas sexy. 
Elle aime son chat. Elle l’a trouvé dans une vieille chapelle perdue quelque part au milieu des Corbières, sur la route des vacances. Elle l’a baptisé Feirefiz.  C’est à cause de sa robe moitié noire moitié presque blanche, comme le frère de Parzival. Il ne comprend pas son nom, personne ne sait le prononcer, mais elle persiste. Ils n’entendent rien à leur nom, ils n’entendent rien à rien, les chats. Ça ne les différencie pas tellement des autres bestioles, pas tellement de certains  humanoïdes. C’est un gros flemmard qui passe son temps à dormir sur ses livres, mais elle l’aime bien, Feirefiz. 
Elle aime aussi le bon vin. 
Elle aime son amoureux du moment. Elle aime ses amis et ses parents. Les fleurs d’amandier. Elle aime la vie. Elle voudrait ne jamais avoir à mourir. Elle est sensible. Elle est trop sensible sans doute. 
Elle aime la littérature, avec passion. C’est le truc de sa vie, sa grande histoire d’amour. Il y a des livres, ça la rend dingue. Des livres qui lui ont tourné la tête, des livres pour lesquels il y a eu un avant et un après, comme des phares, comme des panneaux éclairés le long des routes, ils vous disent où vous êtes, ils vous montrent où vous en êtes. Des livres, elle s’est demandé comment elle avait pu vivre sans, jusque-là. Il y a des phrases qui ont changé certaines choses. Elle est sérieuse quand elle raconte ça. Elle ne plaisante pas. Des mots qui ont changé la couleur du ciel, le nom des saisons, des mots qui ont repoussé les lisières du désespoir. 
Elle aurait pu tomber amoureuse des chiffres, cela existe. Il n’y a qu’à voir. Au lycée, quand elle disait que ce qu’elle voulait faire, elle, c’était fréquenter des livres, faire ses Lettres, ils la regardaient en souriant, tous les autres, ceux de sa classe, comme une drôle de fille, une qui voulait faire l’originale, qui cherchait à se la raconter. Eux, c’était les chiffres, les nombres, les calculs compliqués. C’était les sciences exactes, les choses fermes, les solutions définitives, celles qui donnent des réponses, de la stabilité au monde. Celles qui soignent, qui rassurent. Mais ils n’étaient pas amoureux. Tu parles. Ils n’aimaient rien. Ils faisaient ce que papa voulait qu’ils fassent, ce que la prudence de maman préconisait. Ils allaient être ingénieurs. Ou rien du tout. Des ingénieurs sans génie. Des rien-du-tout sans noblesse. Qu’est-ce qu’ils croyaient ? Qu’il y avait de la place pour tous, dans leur monde de calculettes ? Que savoir faire une fraction faisait de vous un géant ? Mais le pire dans tout ça, ce qu’il y avait de triste, c’est qu’ils n’étaient pas amoureux. Ils faisaient ça pour avoir un job, une maison dans dix ans, une femme ou un mari, un chien à poils ras et une voiture avec un grand coffre, avec des grands sièges, pour les enfants. 
Elle aurait pu tomber amoureuse de la musique, des tortues de mer ou de têtes à coiffer. Elle est tombée amoureuse des livres, la littérature. Ça s’est fait tout simplement. Il n’y a pas eu d’éclair dans le ciel, le sol sous ses pieds ne s’est pas entrouvert. Elle n'était qu'une enfant. C’est à cause d’un poème de Francis Carco qu’il fallait apprendre à l’école. Il pleuvait ce jour-là. Et c’était merveilleux. Sa première grande émotion. 
Certains soirs, l’hiver, elle récite encore ces vers devant sa fenêtre où glisse l’eau de la pluie. Il lui arrive de verser une larme. Elle est sensible, trop. 
A pas tout à fait dix-huit ans, elle choisit de ne pas être écrivain. 
Elle décide d’apprendre la littérature pour la faire partager. Elle sera prof de lettres. Elle entre à la fac. Elle s’imagine plus tard expliquer un beau prologue de roman à des étudiants attentifs, passionnés, comme elle. Tous les gens, là-bas, sont comme ça. Les garçons et les filles, tous des amoureux. Les mots, les phrases, les livres. 
La Porte d’Or de son royaume. 

A pas tout à fait dix-huit ans, Faustine n’a pas quitté sa province. 
Elle n’a pas rêvé des Grandes Ecoles, de grands projets, de grandes ambitions. Son bac en poche, on lui a posé dix fois la même question. Dix fois, cent fois peut-être. Un prof ou deux, ses parents, son frère, la bonne amie du lycée, le petit copain. Toujours cette même question : « Que veux-tu faire ? Que vas-tu faire ? Maintenant ? »
Ils posent tous cette question, toujours la même. Tout le temps. Avec son cortège de mises en garde. Il est important de ne pas se tromper, de faire le bon choix. Faustine. Un bon métier. Il faut voir loin. Les temps sont difficiles. 
A tout cela elle répond « qui vivra verra ». A ce qu’elle veut faire, maintenant, naïvement, encore habillée du manteau de l’enfance, elle a répondu vouloir aborder les rivages de Littérature. Et puis elle a haussé ses épaules légères quand ils lui ont dit que ce n’est pas sur ce continent qu’on mange le mieux. 
Son inscription en fac ressemble à un passeport pour le pays des merveilles. Ça ressemble aux rêveries que l’on fait quand on se penche sur une mappemonde. 
Mais elle ne devine pas la longueur du voyage, elle en ignore les lourdes errances, les joutes épiques, les intrigues de romans noirs, les cruels apartés et les sombres faiseurs de farces. Le sol fangeux des rives, les forêts perdues, avec leurs tribus de coupeurs de têtes, les gués introuvables sur les fleuves torrides, les sources secrètes, les promesses de cet or qui en tua plus d’un, les palais d’ivoire empoisonnée aux sbires terribles… Elle ne sait pas encore où elle met les pieds. 
Voici le parcours, la quête initiatique, l’aventureux et horrifique périple universitaire de Faustine. L’histoire se déroule en France, dans une fac de province. De nos jours. 
Il va sans dire que toute ressemblance avec la réalité serait malencontreusement fortuite. Les faits, événements, scandales, bassesses, veuleries, entorses à la loi, vilenies, jalousies, incompétences profondes, parsemés ça et là de rares pépites d’éclat d’or, sont parfaitement imaginaires et ne constituent en aucun cas un état des lieux de l’université française. 
Promis, juré, craché. Si je mens, je vais en enfer. 

1 commentaire:

  1. Un début qui donne envie de lire la suite. On a tous été un peu des Faustine...

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