LA pAge noire

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mercredi 16 novembre 2016

Fac-Similé (épisode 2) Les Bavards






J’ai rencontré Faustine à trois reprises.
La première fois, ça m’a fait l’effet d’un coup de poing au fond de l’estomac. Un coup direct, bien placé, qui vous coupe le souffle. Après, c’est comme si vous ne saviez plus comment on fait pour respirer. Parce que des personnes comme Faustine, des filles comme elle, vous n’en croisez pas toutes les cinq minutes, vous n’en croisez pas tous les dix ans. 
Elle parlait plutôt vite. Elle parlait de tout. Sans se cacher, sans jouer. Sa vie, ses livres, ses auteurs favoris, les grèves de taxi, la manif pour tous, ces enculés de Daesh, ses chiffons, ses shoppings, son Arthur Rimbaud. Cette fille avait du désir au bord de chaque mot. C’était l’envie de vivre, l’envie d’être là, savourer la seconde qui passe. 
Il y avait du monde autour. Une fête dans un vaste appartement, un appartement à la mode. Je ne connaissais personne. Je ne sais plus qui m’avait invité. C’était la nuit de la saint Sylvestre. Il y avait beaucoup de monde, mais vous n’auriez pas pu la rater. Vous auriez fait comme moi. Vous auriez mordu au désir de la laisser vous parler. C’était facile de l’admirer. Facile de la détester aussi, si l’on fait partie des vulgaires. 
Nous avons parlé une partie de la nuit. Elle avait vingt ans. Dehors, il faisait froid. Elle s’en fichait. Dans ses vêtements de fête, elle passait d’une pièce à l’autre, d’une danse à l’autre. Elle buvait. Du vin surtout. Elle savait le choisir, ce qui constitue la marque tangible d’une âme bien née. Elle buvait et causait d’autant plus. D’autant mieux. La nuit nous plaça plusieurs fois face à face, accoudés contre la corniche d’une cheminée sans feu. 
Elle avait un boulot dans un collège. Elle payait ses études comme ça. Elle surveillait les ados. Un truc qui peut vite devenir un cauchemar, le pire des repoussoirs. Mais Faustine, ça ne la dérangeait pas. Elle aimait plutôt ça. Elle voulait être prof. La seule chose qu’elle regrettait c’était de ne pas avoir le temps de suivre tous ses cours, à la fac. Alors elle avait dû choisir. Elle avait su éliminer ceux d’un bavard* ou deux, mais elle enrageait un peu. Il y a des cours auxquels elle avait dû renoncer. Et elle n’aimait pas ça, renoncer. 


Bavards (les)

Imaginons. 
Le monde universitaire serait une forêt. Une très grande forêt, très longue, très épaisse, qui s’étendrait d’un océan à l’autre. Au milieu de ces territoires il y aurait des tribus. Toutes sortes de tribus. C’est une très très grande forêt. Il y aurait des tribus cachées, des tribus hostiles, des tribus de femmes, des tribus d’hommes, des tribus dangereuses qui pratiquent des choses horribles, le cannibalisme, les sacrifices humains, des monstruosité sans nom. Que du beau monde. Et au milieu de tout ça il y aurait une tribu plus grande que les autres. La plus nombreuse. La très répandue, très renommée tribu des Bavards. 
Il existe toutes sortes de Bavards et de Bavardages. 
Certains sont tolérables. Ça fait comme un bruissement, un ruissellement continus. Dans les couloirs, au fond des alcôves, les conversations téléphoniques. Mais on peut s’en sortir. On peut prendre la fuite tout de suite, trouver une issue. Ils ne sont pas très méchants. 
Il y en a d’autres, des Bavards, ils vous épuisent. Ils usent la longueur du temps, ils vous tuent à petit feu. C’est une vraie torture, une mort lente, une douleur qui rend fou. Ils parlent. Ils parlent sans fin. Rien ne peut les arrêter. Sérieusement, rien ne peut couper le flot de leur parole. C’est comme une goutte sempiternelle qui s’échappe d’un vieux robinet. C’est terrible. Il n’y a rien à faire. Eux, ce sont les Bavards calmes.
Le geste est lent. Le verbe pire encore. Ils parlent, parlent toujours. On dirait que leurs lèvres ne bougent pas, mais ils parlent. Ils sont là, immobiles devant leur tableau, ils causent. Ça dure des heures. Ce qui pourrait être dit en un instant, ce qui pourrait se résoudre dans une formule brillante, créer l’intérêt, l’étonnement dans l’esprit des étudiants, éventuellement les rendre intelligents - ou leur donner l’envie de l’être, on ne sait jamais -, rien de cela se passe. Ça dure des plombes. Regardez-les, leurs étudiants. Regardez bien. Leur peau est devenue grise, les yeux sont rouges, creusés de rides profondes. Ils ont vieilli. Rien n’est venu éclairer leur front. Rien n’est remonté à la surface du discours des Bavards calmes. Nul mystère percé, ni même proposé. Nul feu sacré. Nulle idée. La fin du cours approche. Il faut renoncer à poser une question, à tendre l’oreille, au risque de bander le ressort du Bavard, de relancer son monologue. Il en va de votre survie. Le cours des Bavards, il faut le subir comme on endure l’écoulement filiforme d’un sablier. Et fuir, respirer de l’air frais, revenir à la vie. Ne pas y revenir. 

Il y a quelque chose de fascinant dans l’empire qu’ils exercent sur le néant, les Bavards. Quelque chose d’admirable dans leur parcours. Les plus anciens sont entrés dans la carrière à l’époque préhistorique où personne ne se pressait au portillon pour enseigner à la fac. Sérieusement, personne ne voulait y aller. Alors il a fallu débusquer les plus bavards, leur faire faire une thèse de bavards, pour d’autres bavards encore plus bavards qu’eux. Les plus jeunes ont pris le pli. Ou le vice. C’est assez simple. C’est assez triste. Vendeurs de vide, marchands de sable, ils seront encore à leur place, inamovibles, lorsqu’ils auront fait mourir l’enseignement supérieur de sa belle mort. Ils continueront de prêcher dans le désert d’amphithéâtres vides. Le geste lent, le verbe lent. Interminablement. 

Les Bavards calmes ne sont pourtant pas les pires. Pas les plus dangereux. 
Rencontre-t-on Arlequino dans un couloir, s’inscrit-on à l’un de ses cours, assiste-t-on à une réunion où résonne son verbe écrasant et tonitruant, l’idée de donner une phalange ou deux à n’importe quel autre bourreau devient sacrifice acceptable à condition qu’il prenne sa langue avec. Qu’il l’emporte au loin. Qu’il la jette dans la fournaise ou au milieu de l’océan. 
Arlequino bondit de nulle part. Il accapare, il saoule, il assomme, tourne autour de sa proie, virevoltant et tournoyant. Il parle haut et fort. Il a un avis sur tout. Et il le donne, malheureusement. Il veut tout savoir. Et parler, parler, parler. Toujours. La répétition, l’accumulation, la cadence majeure sont ses figures de style quotidiennes. Capable de raconter une même anecdote cinq fois, dix fois, douze fois, il n’épuise pour autant jamais le champ de ses possibles narratifs. Il fait pour cela feu de tout bois. Il écoute, observe, prêche le faux, traque le vrai, extorque une information, tire les vers du nez. Il traque et débusque la moindre nouveauté, le moindre bruit rampant. Il lui faut être celui qui sait, celui qui délivrera la bonne ou la mauvaise nouvelle. « Tu ne connais pas la dernière ? » lance-t-il les yeux écarquillés, la bouche ouverte. Ces mots prononcés, on en a pour des heures. Une banale réunion de service se perpétue en demi journée. Arlequino a parlé, ses frères Bavards prennent le relais répliquent à leur tour. Le supplice est long. Leurs paroles enflent l’air, elles remplissent l’univers.
Arlequino est à la rumeur ce que le feu est à la poudre. Ses collègues et néanmoins amis l’ont parfaitement compris et savent l’utiliser comme une arme de destruction massive. Lorsqu’il s’agit de faire ou de défaire une réputation, ou mieux encore de laisser échapper une rumeur, trois mots, la moitié d’une phrase, une allusion prononcés en sa présence suffisent. En quelques heures le tour est joué. Avec Arlequino les murs n’ont pas besoin d’oreilles. Dans une salle de repos, devant un photocopieur, dans le bureau d’une secrétaire, il déploie ses tentacules bavards. 
Mais la rumeur lui échappe déjà. Il rentre alors chez lui. Demain sera un autre jour. Avec son lot de ragots, de « on dit », de secrets et de complots. Que du bonheur !

Une précision pour finir. Ne jamais demander à Arlequino une aide quelconque. Il promet comme il respire. Bientôt, encouragé par la foule de ses petits camarades en délire, il saute sur ses deux pattes, disparaît derrière le rideau, réapparaît dans le dos, et il donne ses coups de bâton. Il donne et donne encore des coups de bâton. Ad libidum.

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