LA pAge noire

LA pAge noire

vendredi 24 avril 2020

ERNEST AU COMPTOIR




Ernest fixe le comptoir, le regard absorbé par le cercle invisible qu’il trace du bout de l’ongle. Ses frères de soif ont fini par jeter l’éponge. Charles le premier a déclaré qu’il avait besoin de se remettre un peu et de penser à quoi tout ça peut correspondre. Peu après, Raymond a abattu une main rugueuse sur son épaule. « Tu m’excuseras, vieux, j’ai rendu l’âme plein du regret de tous les matins que j’allais rater. Je suis de l’avis de Poquelin, le petit jour qui ronge les contours de la nuit, je n’imaginais pas que ça manquerait autant. J’aimerais ne pas laisser passer le prochain ». Arthur est allé pisser et personne ne l’a revu. Françoise a offert la plus vivre résistance, mais elle a décroché au milieu de la nuit, comme Serge, qui s’est toutefois retiré en prévenant qu’il n’avait pas l’intention de laisser passer un jour de plus sans qu’Ernest lui confectionne son Bloody Mary. « Demain sera un grand jour, mon gars, je boirai du Bloody Mary made in Hemingway. J’en ai rien à foutre de savoir ce qu’on fout là. Je savais qu’ils m’fermeraient pas la porte des Elus », il est parti en ricanant. 

— Lorsque je rêvais d’une vie après la mort, l’action se passait toujours au Ritz à Paris. 
L’homme du Bar reste de marbre. Il n’a pas l’air sensible à la couleur grise de la mélancolie. 
— Ne t’inquiète pas, garçon, je ne demanderai pas ce qu’on fabrique ici, continue Ernest de sa voix nasillarde. J’ai entendu le discours. Je chercherai même pas à savoir pour quelle mystérieuse sanction ils n’ont pas collé Fitzgerald et Dos Passos dans cet hôtel. Je ne suis pas un ingrat. J’apprécie ce luxe, les soiffards sont de bonne compagnie et le bar reste ouvert toute la nuit pour se rincer gratis. Ne t’inquiète donc pas, je ne poserai que les questions essentielles. Le Molière m’a l’air d’un type bien, j’ai envie de lui faire confiance. S’il valide ton vin, c’est que ça doit tenir la route. Mais le vin c’est pour les gargarismes. J’attends de voir ce qu’il a dans le ventre, si le bonhomme a de la caisse, et que tu me racontes ce que tu caches derrière ton comptoir. 
L’Homme du Bar pose ses mains sur la pierre polie qui les sépare. Il décroche enfin ses premiers mots. 
— Rien n’est caché, tout est là. Tous les alcools, toutes les bouteilles, toutes les années, tous les âges. C’est aussi simple que ça. 
Le regard d’Ernest s’illumine comme le filament d’une ampoule. 
— Tu me plais beaucoup toi ! Je sais pas, tu as quelque chose du barman du Sloppy Joe, Floride. Je vais te faire un aveu. J’y suis passé avant de me pointer ici. Je ne savais pas de quoi il s’agissait, je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait ici. Je me suis dit que c’était peut-être ma convocation pour l’Enfer. Et que l’Enfer doit être rempli de fontaines d’eau pure. Avant de plonger dans la gueule du monstre, j’ai remonté Green Street incognito, jusqu’au 428. Mais il n’était pas nécessaire de masquer mon visage. Je n’y avais rarement vu aussi peu de monde, si ce n’est à l’heure du petit matin, au moment ou la couleur du ciel hésite un instant entre le jour et la nuit. (Ernest remue péniblement la tête). Ce n’est plus le Sloopy Joe’s Bar. Ça s’appelle Captain Tony’s Saloon de vos jours. Une façade pisseuse avec sous le toit HE-MING-WAY écrit en lettres de géant. Wow ! The HEMINGWAY years spent here 1933-1937, et ma tête en vieillard souriant, une tête rassurante qui invite le touriste en goguette à venir trinquer avec mon âme. J’ai flairé le sale coup. Mais je me suis dis : Ernest, il faut en avoir le coeur net, tu dois savoir si ces crétins ont la moindre chance de croiser ton fantôme, un de ces quatre. La porte était fermée. J’ai insisté sans qu’elle cède. A travers la vitre j’ai deviné un décor qui pourrait ressembler à une définition assez précise du mauvais goût. Des milliers de billets de un collés aux murs et aux plafonds, avec des collections de soutien-gorges qui pendent comme les branches d’un saule multicolore, des plaques de voiture, des objets de brocante, pas vraiment de quoi respirer. 
— M’sieur ! Cherchez qu’que chose ? m’a interpellé un vieil homme édenté. 
Il était préférable de ne pas révéler mon visage, je me suis contenté de tourner le menton. 
— L’entrée de ce… du bar…
— C’est l’confinement, le grand confinement. Faut boire chez soi, m’sieur. 

[...]

À suivre dans :

COMPTOIR `

Éditions Red'active

2023

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