LA pAge noire

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mercredi 30 novembre 2016

Fac-Similé (épisode 3) La Meilleure Copine ou l'infiniment petit









Faustine, ses mots ressemblaient à la voile qui prend le vent, ils faisaient comme l’aviron qui fend la vague. C’était le même souffle, la même force. Cette fille était d’une énergie incroyable. Ses yeux étaient perçants. Son regard fouillait l’horizon. 
Elle me parla de sa Terre Promise. C’était le milieu de la nuit, quelque chose comme ça. Elle voulait enseigner, plus tard, être prof à la fac. Moi, je trouvais que ça en jetait, dit comme ça. Je n’y connaissais pas grand chose, mais je trouvais que ça balançait bien. Elle en parlait comme d’un continent d’or, tout blanc, un continent vers lequel elle courrait, là-bas, où poussent les grands secrets, les grandes réponses, elle en était certaine. 
Tout était limpide dans ce qu’elle disait, tout était simple, si ce n’était cette petite chose, ce petit être qui lui tournait autour, inlassablement, avec un sourire assez stupide. 
Faustine n’était pas venue seule. Le petit être dans son dos, c’était sa bonne copine. Une fille quelconque, qui n’était pas jolie, qui ne cherchait pas l’être, qui ne pourrait sans doute jamais le devenir. Elle était là, dans son ombre, elle se taisait et souriait tout le temps, la bouche ouverte. 
J’ai tout de suite vu de quoi il s’agissait. Les filles comme Faustine, c’est chaque fois la même chose : toujours flanquées d’une suiveuse, voire plusieurs. Invariablement. C’est une sorte de principe, comme une loi de la nature. Cet éternel cortège de laideronnes dans le sillage des gentilles sirènes, des horreurs qui cherchent à récupérer tout ce que leur nage majestueuse a laissé de côté. Elles font les poubelles, elles fouillent, elles recyclent. Elles vivent dans leur ombre, se réchauffent de leur éclat. Elles ouvrent leurs bras trop courts, tendent leurs lèvres flétries d’ennui à tous les recalés. 
Tout cela ne serait pas très grave, pourrait tout autant participer à une sorte d’équilibre, à l’ordre des choses - au pire toutes ces filles ne constitueraient qu’un élément du décor - si leur jalousie secrète, la rancœur accumulée, les frustrations amoncelées sans fin ne se transformaient pas, tôt ou tard, en perfidie, en méchancetés carnassières. 
Faustine dut remarquer quelque chose dans mon regard, cette méfiance que m’inspirait la petite chose, elle dut s’apercevoir que je parlais plus bas chaque fois que l’autre pointait son museau. Alors elle voulut me détromper.  Cette petite chose était La Meilleure Copine*, celle qui partageait son banc de fac, celle qui lui passait généreusement ses cours quand Faustine bossait dans son collège. Les présentations furent faites. La chose opina en souriant.



La Meilleure Copine (ou l'infiniment petit)


La rencontre entre Faustine et La Meilleure Copine se fait un jour pluvieux, devant la banque de prêt de la bibliothèque universitaire. Les gens sont énervés, les jours de pluie, elle devrait le savoir, La Meilleure Copine. C’est à cause de la circulation, du retard qu’on a pris, de cette humidité qui remonte par les semelles. L’été est tellement loin derrière, tellement loin devant. Ce qu’on aimerait, c’est pouvoir dormir encore, rester sous sa couette, ne pas voir les gens. Alors, lorsqu’une La Meilleure Copine se met à insister, le menton posé sur la banque, on n’a as envie de faire des efforts. On lui répète qu’elle a dépassé son quota de prêts, qu’il lui faudra attendre. On devient désagréable, fatalement. Elle ne renonce pas. Elle devient arrogante. Elle a absolument besoin de ce bouquin. Dans une minute on va devenir odieux, les choses vont mal se passer. La Meilleure Copine est de ces gens qui ne respectent pas la fatigue des autres, leur lassitude. Les jours de pluie sont des jours comme les autres. Elle ne voit pas où est le problème. Elle ne voit pas plus loin que son nez. 

Faustine, ce n’est pas pareil. Elle aime la pluie. Elle aime le jour et la nuit. L’eau et l’été. Elle assiste à la scène. Elle a reconnu cette fille. Elle partage certains de ses cours. Elle s’avance et elle pose sa carte de prêt sur le comptoir. Elle va emprunter le livre pour elle. Pour rendre service. Tout le monde sera content. 
C’est comme ça qu’elles se rencontrent, comme ça qu’elles deviennent copines. Elles se retrouvent en cours. Elles se retrouvent au café. 
C’est Faustine, elle insiste. La Meilleure Copine n’a jamais usé la toile de ses mauvais pantalons dans les cafés. Elle ne soupçonne rien des heures passées dans le brouhaha des pubs, des gens qui vivent, des gens qui rient debout, accoudés au comptoir, elle n’imagine pas les nuits dans la moiteur des boîtes. A quelques excursions prés - des trucs de bonne sœur - elle n’a jamais quitté son quartier. Quelques séances de cinéma, un resto le dimanche en famille, pour les grandes occasions. Faustine s’est mise en tête de la débaucher un peu. Elle aime rendre service, cette fille. 
Elle a ce défaut, cette faiblesse enthousiaste d’ouvrir, de tendre une main, de donner au lieu de vendre, de temps en temps. De penser surtout que la vie peut ressembler à une fête. Qu’on peut être sérieux sans se prendre au sérieux. 
Faustine est une idéaliste forcenée. On n’a pas idée d'être idéaliste à ce point.
Ce qui frappe Faustine c’est la capacité de travail de sa nouvelle copine. Elle écoute, elle lit, elle met en fiche, elle apprend, elle ingurgite et recrache tout le moment venu. Un bourreau de travail, une véritable fourmi. Faustine, dans son genre, est une abeille. Elle butine, elle cultive ses pollens. Son obsession, Faustine, s’est produire son propre miel. Elle ne veut rien recracher elle. Elle lit, elle comprend, elle assimile. Son propre miel. C’est son obsession. Quitte à s’empoisonner, de temps en temps, avec quelques auteurs pourris, des usurpateurs. 
L’une est fourmi, l’autre abeille, donc. Mais il n’empêche, elles s’entendent plutôt bien. Et puis, la fourmi récolte régulièrement des notes ahurissantes. Ne pas penser, ne pas réfléchir, juste reproduire. Ça a du bon, visiblement. On ne peut que s’incliner.

La Meilleure Copine n’a pas d’autres amis. Aucun amoureux, aucune prouesse sexuelle. Dans quelques années, lorsqu’elle aura terminé ses études, lorsqu’elle disposera d’un peu d’argent, lorsque ses hormones finiront par lui demander des comptes, outrageusement, elle se rendra deux fois par an dans un club de vacances - le genre Club Med, leurs villages de célibataires, une semaine en pension complète, juste pour se faire sauter. Elle fera partie des femmes qui font ça. Se faire baiser deux fois par an dans un club de vacances, histoire de purger les mauvais instincts, de prendre sa dose. Pour le reste un sexe toy fait l’affaire. Un truc acheté par correspondance. Très décontractant. C’est déjà ça. 
Quant aux menues réjouissances, elle a Faustine désormais. Les parties de piscine, les pique-niques, les fêtes, elle la suit partout. Pour apprendre à trinquer dans les pubs, avec son petit verre de cidre léger contre sa majestueuse pinte de Guiness noire. Pour tout ça, elle a Faustine. C’est déjà ça aussi. 
Enfin, à l’époque des soldes, elles se lancent ensemble dans les après-midi de shopping. Le col de ses pulls se réduit progressivement, avant de disparaître. Faustine est parvenue à la convaincre, elle qui est un eu jalouse de ses seins, elle qui doit souvent tricher pour gonfler son bonnet. Elle lui apprend à se tenir droite, à dresser son menton, à rentrer ses genoux. Dans des minutes de fous rires elle lui montre comment il faut marcher, cambrer l’échine, légèrement, pour rebondir son cul. Elle lui fait acheter de vrais sous-vêtements. 
La Meilleure Copine apprend, elle ingurgite, elle applique. Des garçons la regardent enfin. Dans le bruit, dans les lumières confondues des nuits de fête ils s’isolent un peu avec elle. Mais la voie de la débauche est un long chemin. Apprendre à plaire, à danser, à incliner la nuque, à sourire pour dire « peut-être », à fermer les yeux pour dire « non ». Apprendre à aimer surtout. Elle doit le faire toute seule. Et Faustine n’y peut rien. Il y a des victoires qu’il faut remporter par soi-même. Les garçons l’amènent dans un coin, mais les choses en restent là. La Meilleure Copine reste dans son coin. Plus tard elle ira au Club Med. Plus tard. En attendant, elle rentre seule, chez elle. Toute seule. 

Mais bientôt La Meilleure Copine connaîtra d’autres amitiés. Ce monde abrite d’étranges rencontres. Des rencontres inattendues, improbables. Des choses tellement moches.
Emma P. O. dirige le séminaire dans lequel Faustine et La Meilleure Copine balbutient leurs recherches. De semaine en semaine, de conversation en discussion, Emma P. O. et La Meilleure Copine se lient à mesure que s’élabore le projet d’une thèse. Des étudiantes travailleuses et disciplinées, Emma P. O. en a connues déjà. Mais elle voit en elle l’enfant qu’elle n’a jamais eu, elle voit en elle la possibilité de se faire alchimiste, de transformer le plomb en or, le canard boiteux en cygne blanc. Bien sûr c’est de l’orgueil. Bien sûr. Que voulez-vous que ce soit d’autre ? 
Bien sûr La meilleur Copine oubliera vite Faustine, bien sûr La Meilleure Copine ira à la capitale, elle apprendra des choses, elle régurgitera, elle reviendra avec sa grosse agrégation dans sa petite valise, bien sûr Emma P. O. fera des pieds et des mains pour que le plomb se transforme en or. La Meilleure Copine pondra une thèse en deux temps trois mouvements. N’oubliez pas, elle est une fourmi. Elle fera tout ça pendant que l’abeille mettra des années à faire son miel, son propre miel. 
La Meilleure Copine pondra sa petite thèse, donc. Ils seront nombreux ceux qui diront que le résultat est médiocre, mais Emma P. O. veillera. 
L’enfant prodige pourra dormir sur ses deux oreilles. Emma P. O. ne lui demandera qu’une chose : une discrétion aussi absolue que nécessaire. La Meilleure Copine acquiescera sans sourciller, elle paraphera son pacte d’allégeance. Elle obtiendra vite fait une maîtrise de conférence. Et quand le moment sera venu, quand le moment sera venu d’aider Faustine, de la soutenir dans sa longue marche vers son continent d’or blanc, quand elle pourra lui ouvrir la porte de ses rêves elle trahira, comme de bien entendu. Elle fera ça dans l’ombre. Elle restera tapie jusqu’au jour où tous les voiles tomberont. Mais elle niera tout. Elle niera tout en bloc. 

Faustine sera malheureuse mais elle trouvera encore la force de vouloir lui parler, pour essayer de comprendre, de pardonner, peut-être. Mais La Meilleure Copine ne se rendra pas au rendez-vous. Elle aura un avion à prendre. Son voyage semestriel au Club Med. 
Vous verrez. 

lundi 21 novembre 2016

Détrumpez-vous (allez au diable, bande de chacals, allez au diable, je vous montre le chemin…)






Aaaaaah ! Sers donc un verre, sers-moi quelque chose à boire. Ah ah ah, mets m’en encore un. C’est bon, le petit jaune. Je fête ça au petit jaune, moi. Ah ah, au petit jaune… 
Ça leur apprendra à déboucher leur champagne avant l’heure. Ça leur apprendra, les culs serrés, les beaux penseurs, ça leur apprendra ce que ça fait d’avaler de travers. Regarde-les, leurs gueules de bois, regarde-les passer, droits dans leur bottes, ils se pincent les narines, ces merdeux, ces poufiasses à quatre épingles. Moi je célèbre ça, moi. Moi, c’est jour de fête. Sacrés Ricains. Ils sont trop forts, les Amerloques. Moi je dis respect, moi je dis merci. C’est pas des tapettes, les Marines. Même leurs gonzesses elles dégainent. Ils ont voté pour Donald ! Un mec qui en a, ce Donald, tu vas voir ce que tu vas voir. Enfin !
Ils ont mordu la poussière, ils mangent leur merde ce matin, les instituts de sondage, ces bâtards qui nous rabattent les oreilles avec leurs questions mal faites, leurs questions de minets, leurs prévisions à la mort-moi-le-nœud, leurs prédictions pour rassurer tous ces blaireaux qui écoutent les émissions, qui croient ce qu’on débite à l’heure du journal. BAM ! Ils se sont bien fait niquer. Allez-y, venez mes chérubins, approchez, approchez donc, posez-moi les questions que vous voulez, je vais vous répondre, vous allez entendre ce que vous avez envie d’entendre. Je vote bien, moi, ma petite dame, je vote propre, je vote comme il faut. BIM ! Sondez-moi donc ! Tu veux m’enfumer mais c’est moi qui t’embrouille. Tu vas voir ce que je vais te glisser dans l’urne, tu vas voir. Et tu fermeras ta gueule. On te fera fermer ta jolie gueule. Tu vas voir ce que je vais te glisser dans l’urne. 
Y’en a plus que pour les migrants, les pédés. Ils même le droit de se marier, les tarlouzes. Avec leurs p’tits culs, ils votent comme il faut. Les pédales, ça comprend les choses, ça réfléchit, ça fait des études. Tu parles, ils ont tout le temps. Ils se salissent pas les mains, ils font pas de gosses. Ils n’ont rien qu’à s’occuper d’eux-mêmes. Ils ont tout le temps de se faire plaindre. Ils ont tout le temps de se faire entendre. Ils sont partout. Dans les lycées, les universités, dans les journaux. C’est comme les Francs-Maçons, les juifs. Partout où ça brille, partout où ils prennent les décisions. 
Les migrants, tu vas voir, écoute ce que je te dis. Les migrants, un jour ils auront le droit de voter. Leur voix vaudra la mienne. Et il faudra prendre les armes. Des armes qu’on n’a même pas, parce qu’ici, les armes, c’est pas bien d’en avoir. Ici on est un pays d’intellos, ils te disent que les armes c’est les mots. Ils vont voir ce que je vais leur glisser dans l’urne, les intellos. Sondez-moi, la main sur le cœur, je promets que je vote propre, tout le monde est content, tout le monde est rassuré. Tout le monde va se coucher en se disant, ouais, c’est bon, les jeux sont faits. Et le lendemain, BOUM ! on a gagné. Comme les Britishs. Ah, ah, putain, ce qu’c’est bon ce qu’ils ont fait les Britishs. Le Brexit. Ce qu’c’est bon ça. 
Tu comprends mon ami, tu comprends ce que je veux te dire ? 
Le combattant de demain, le combattant qui va tout casser, c’est moi, c’est nous. Maintenant c’est notre tour de rafler la mise. Dis-leur comme moi à ces canailles que tu votes pour eux. Dis-leur que tu roules comme eux. Crie-le sur tes murs. C’est facile. Tu vas pas en revenir comme c’est facile. J’ai pas l’air comme ça. Mais y’en a là-‘dans. Je suis pas tout seul. On est tout plein maintenant. On est tout plein, partout. Y’a même les cols bleus de notre bord, les péquenots qui virent leur cuti. Y’a même les anciens cocos. 
On a pensé à tout. Tu vas pas en revenir. Les frileux, les petits bras, ceux du bas de l’immeuble, ceux qui ont déjà tout perdu, ceux que l’on presse, les pauvres gens qui n’osaient pas, qui avaient peur de voter comme il faut, à cause de la mauvaise conscience, si les sondages continuent de leur dire que tout va bien, ils vont oser voter comme il faut. Les sondages, ils disent que c’est joué. Ils votent juste pour protester ces braves gens, mais leur honneur est sauf puisque les sondages disent que c’est joué d’avance, que c’est plié, que le Brexit ne passera, que Hilary a gagné… Ouais, leur honneur est sauf. L’honneur, ah ah ! ce truc qu’on leur vend à coups de bâtons, les journaux, la radio, les juifs, les tapettes. Alors ils votent comme il faut,  enfin. Juste pour protester. Et nous aussi on vote comme il faut. Sauf que nos voix, ils les avaient pas comptées, nos voix. C’est comme ça qu’on va leur coller une grosse migraine. Comme les Ricains, comme les Britishs. Et tu sais ce qu’on dit. Jamais deux sans trois !
Demain, c’est dans la poche. Les énarques, en prison ! Les politiques, en exil ! Les journalistes, à coup de grosses baffes ! Les profs, ces petits branleurs, au dressage ! Les fonctionnaires, ils vont trimer, les fonctionnaires. Les étrangers, dehors ! La racaille, au Bagne ! Les banquiers, ils vont cracher ! Parce qu’on aura la Vérité pour nous, demain. Il y aura du travail pour les travailleurs, de l’ordre partout. Celui qui dira non, il aura des canons sur la tempe. Qu’il essaie de dire non, pour voir. 
Notre règne durera mille ans ! Putain, les chacals, avec leurs faces de rats !
Et tant pis si ça marche pas. Tant pis si ça fout un bordel comme jamais. Le bordel c’est déjà ça, moi je dis. On va foutre le bordel. On va les foutre dehors. Ils vont voir ce que c’est d’avoir froid au cul. Ils vont voir ce que ça veut dire mordre la poussière. Ce que c’est que manger des cailloux. 
Tu vas voir ce que je vais te glisser dans l’urne. Tu vas voir ce que tu vas voir. Ni vu ni connu. Tu vas voir.

Sers-moi donc un petit jaune. 

mercredi 16 novembre 2016

Fac-Similé (épisode 2) Les Bavards






J’ai rencontré Faustine à trois reprises.
La première fois, ça m’a fait l’effet d’un coup de poing au fond de l’estomac. Un coup direct, bien placé, qui vous coupe le souffle. Après, c’est comme si vous ne saviez plus comment on fait pour respirer. Parce que des personnes comme Faustine, des filles comme elle, vous n’en croisez pas toutes les cinq minutes, vous n’en croisez pas tous les dix ans. 
Elle parlait plutôt vite. Elle parlait de tout. Sans se cacher, sans jouer. Sa vie, ses livres, ses auteurs favoris, les grèves de taxi, la manif pour tous, ces enculés de Daesh, ses chiffons, ses shoppings, son Arthur Rimbaud. Cette fille avait du désir au bord de chaque mot. C’était l’envie de vivre, l’envie d’être là, savourer la seconde qui passe. 
Il y avait du monde autour. Une fête dans un vaste appartement, un appartement à la mode. Je ne connaissais personne. Je ne sais plus qui m’avait invité. C’était la nuit de la saint Sylvestre. Il y avait beaucoup de monde, mais vous n’auriez pas pu la rater. Vous auriez fait comme moi. Vous auriez mordu au désir de la laisser vous parler. C’était facile de l’admirer. Facile de la détester aussi, si l’on fait partie des vulgaires. 
Nous avons parlé une partie de la nuit. Elle avait vingt ans. Dehors, il faisait froid. Elle s’en fichait. Dans ses vêtements de fête, elle passait d’une pièce à l’autre, d’une danse à l’autre. Elle buvait. Du vin surtout. Elle savait le choisir, ce qui constitue la marque tangible d’une âme bien née. Elle buvait et causait d’autant plus. D’autant mieux. La nuit nous plaça plusieurs fois face à face, accoudés contre la corniche d’une cheminée sans feu. 
Elle avait un boulot dans un collège. Elle payait ses études comme ça. Elle surveillait les ados. Un truc qui peut vite devenir un cauchemar, le pire des repoussoirs. Mais Faustine, ça ne la dérangeait pas. Elle aimait plutôt ça. Elle voulait être prof. La seule chose qu’elle regrettait c’était de ne pas avoir le temps de suivre tous ses cours, à la fac. Alors elle avait dû choisir. Elle avait su éliminer ceux d’un bavard* ou deux, mais elle enrageait un peu. Il y a des cours auxquels elle avait dû renoncer. Et elle n’aimait pas ça, renoncer. 


Bavards (les)

Imaginons. 
Le monde universitaire serait une forêt. Une très grande forêt, très longue, très épaisse, qui s’étendrait d’un océan à l’autre. Au milieu de ces territoires il y aurait des tribus. Toutes sortes de tribus. C’est une très très grande forêt. Il y aurait des tribus cachées, des tribus hostiles, des tribus de femmes, des tribus d’hommes, des tribus dangereuses qui pratiquent des choses horribles, le cannibalisme, les sacrifices humains, des monstruosité sans nom. Que du beau monde. Et au milieu de tout ça il y aurait une tribu plus grande que les autres. La plus nombreuse. La très répandue, très renommée tribu des Bavards. 
Il existe toutes sortes de Bavards et de Bavardages. 
Certains sont tolérables. Ça fait comme un bruissement, un ruissellement continus. Dans les couloirs, au fond des alcôves, les conversations téléphoniques. Mais on peut s’en sortir. On peut prendre la fuite tout de suite, trouver une issue. Ils ne sont pas très méchants. 
Il y en a d’autres, des Bavards, ils vous épuisent. Ils usent la longueur du temps, ils vous tuent à petit feu. C’est une vraie torture, une mort lente, une douleur qui rend fou. Ils parlent. Ils parlent sans fin. Rien ne peut les arrêter. Sérieusement, rien ne peut couper le flot de leur parole. C’est comme une goutte sempiternelle qui s’échappe d’un vieux robinet. C’est terrible. Il n’y a rien à faire. Eux, ce sont les Bavards calmes.
Le geste est lent. Le verbe pire encore. Ils parlent, parlent toujours. On dirait que leurs lèvres ne bougent pas, mais ils parlent. Ils sont là, immobiles devant leur tableau, ils causent. Ça dure des heures. Ce qui pourrait être dit en un instant, ce qui pourrait se résoudre dans une formule brillante, créer l’intérêt, l’étonnement dans l’esprit des étudiants, éventuellement les rendre intelligents - ou leur donner l’envie de l’être, on ne sait jamais -, rien de cela se passe. Ça dure des plombes. Regardez-les, leurs étudiants. Regardez bien. Leur peau est devenue grise, les yeux sont rouges, creusés de rides profondes. Ils ont vieilli. Rien n’est venu éclairer leur front. Rien n’est remonté à la surface du discours des Bavards calmes. Nul mystère percé, ni même proposé. Nul feu sacré. Nulle idée. La fin du cours approche. Il faut renoncer à poser une question, à tendre l’oreille, au risque de bander le ressort du Bavard, de relancer son monologue. Il en va de votre survie. Le cours des Bavards, il faut le subir comme on endure l’écoulement filiforme d’un sablier. Et fuir, respirer de l’air frais, revenir à la vie. Ne pas y revenir. 

Il y a quelque chose de fascinant dans l’empire qu’ils exercent sur le néant, les Bavards. Quelque chose d’admirable dans leur parcours. Les plus anciens sont entrés dans la carrière à l’époque préhistorique où personne ne se pressait au portillon pour enseigner à la fac. Sérieusement, personne ne voulait y aller. Alors il a fallu débusquer les plus bavards, leur faire faire une thèse de bavards, pour d’autres bavards encore plus bavards qu’eux. Les plus jeunes ont pris le pli. Ou le vice. C’est assez simple. C’est assez triste. Vendeurs de vide, marchands de sable, ils seront encore à leur place, inamovibles, lorsqu’ils auront fait mourir l’enseignement supérieur de sa belle mort. Ils continueront de prêcher dans le désert d’amphithéâtres vides. Le geste lent, le verbe lent. Interminablement. 

Les Bavards calmes ne sont pourtant pas les pires. Pas les plus dangereux. 
Rencontre-t-on Arlequino dans un couloir, s’inscrit-on à l’un de ses cours, assiste-t-on à une réunion où résonne son verbe écrasant et tonitruant, l’idée de donner une phalange ou deux à n’importe quel autre bourreau devient sacrifice acceptable à condition qu’il prenne sa langue avec. Qu’il l’emporte au loin. Qu’il la jette dans la fournaise ou au milieu de l’océan. 
Arlequino bondit de nulle part. Il accapare, il saoule, il assomme, tourne autour de sa proie, virevoltant et tournoyant. Il parle haut et fort. Il a un avis sur tout. Et il le donne, malheureusement. Il veut tout savoir. Et parler, parler, parler. Toujours. La répétition, l’accumulation, la cadence majeure sont ses figures de style quotidiennes. Capable de raconter une même anecdote cinq fois, dix fois, douze fois, il n’épuise pour autant jamais le champ de ses possibles narratifs. Il fait pour cela feu de tout bois. Il écoute, observe, prêche le faux, traque le vrai, extorque une information, tire les vers du nez. Il traque et débusque la moindre nouveauté, le moindre bruit rampant. Il lui faut être celui qui sait, celui qui délivrera la bonne ou la mauvaise nouvelle. « Tu ne connais pas la dernière ? » lance-t-il les yeux écarquillés, la bouche ouverte. Ces mots prononcés, on en a pour des heures. Une banale réunion de service se perpétue en demi journée. Arlequino a parlé, ses frères Bavards prennent le relais répliquent à leur tour. Le supplice est long. Leurs paroles enflent l’air, elles remplissent l’univers.
Arlequino est à la rumeur ce que le feu est à la poudre. Ses collègues et néanmoins amis l’ont parfaitement compris et savent l’utiliser comme une arme de destruction massive. Lorsqu’il s’agit de faire ou de défaire une réputation, ou mieux encore de laisser échapper une rumeur, trois mots, la moitié d’une phrase, une allusion prononcés en sa présence suffisent. En quelques heures le tour est joué. Avec Arlequino les murs n’ont pas besoin d’oreilles. Dans une salle de repos, devant un photocopieur, dans le bureau d’une secrétaire, il déploie ses tentacules bavards. 
Mais la rumeur lui échappe déjà. Il rentre alors chez lui. Demain sera un autre jour. Avec son lot de ragots, de « on dit », de secrets et de complots. Que du bonheur !

Une précision pour finir. Ne jamais demander à Arlequino une aide quelconque. Il promet comme il respire. Bientôt, encouragé par la foule de ses petits camarades en délire, il saute sur ses deux pattes, disparaît derrière le rideau, réapparaît dans le dos, et il donne ses coups de bâton. Il donne et donne encore des coups de bâton. Ad libidum.

dimanche 13 novembre 2016

Arthur a trouvé une guitare







J’ai bien failli oublier de freiner quand ils ont balancé la nouvelle à la radio. Je n’étais pas très bien réveillé - pas tout à fait sûr d’avoir enfoncé les pieds dans mes deux souliers, de savoir si le monde tournait encore un peu -, et devant moi, le type à vélo l’a vraiment échappé belle. 
Il y a sûrement des façons plus moches de mourir. Beaucoup plus sales, beaucoup plus stupides. Mais rien ne dit qu’il aurait apprécié la chose plus que ça. On lui aurait certes tenu la main, on aurait fait tout ce qu’il faut. On lui aurait même annoncé que Bob Dylan venait de recevoir le prix Nobel. Il nous aurait peut-être dit, putain les gars, vous y allez fort, quand même. Son dernier souffle. 
Le pire dans tout ça, le plus triste, c’est qu’il serait mort sans pouvoir savourer ça. Et il n’y en a pas tant, des bonnes nouvelles, ces derniers temps. Non, il n’y en a pas tant. Le prix Nobel de Littérature. Bob Dylan. 
Il pleuvait, un jour moche, un sale matin d’automne, où il faut aller au boulot malgré tout. Vous savez déjà ce qui vous attend, le gobelet pour le café, les saluts indifférents, un ou deux sales cons qui traînent toujours dans votre dos, l’immense tâche qui vous attend avant de boucler la journée, de regarder la forme des nuages, Where the winds hit heavy on the borderline
Donc, ils l’ont fait. Ils ont donné le Nobel au vieux Bob. 
Certaines révolutions font moins de bruit que les autres. Des révolutions qui n’envoient pas la moitié de ses enfants au casse-pipe. C’est comme le son d’une étoffe que l’on frotte, à peine le doux frou-frou des étoiles d’Arthur Rimbaud. C’est comme une rivière qui retrouve son lit. L’eau coule à nouveau vers la mer, dans le roulis des cailloux. Le soleil se lève à l’est. Il y a des révolutions qui sont de vraies révolutions.
Comme il se doit, il y a ceux qui rechignent, ceux qui s’indignent. Ils en vomiraient presque sur l’ourlet de leur velours. Le Nobeeeeel (avec un è ouvert) de Littérââââture (avec un a central, s’il vous plaîîîîît) à un chansonnier… autant se moucher avec les doigts, autant dormir dans des draps de laine. Je n’ai pas trop cherché à savoir, pas trop cherché à entendre, mais leurs arguments sont venus jusqu'à moi, l’océan de leurs larmes est venu me lécher les pieds, ceux qui écrivent avec des gants, ceux qui n’ont pas de souffle, ceux qui ne mettent pas les mains dans le moteur, qui regardent vers l’éther, la main sur le cœur, les bons sentiments, les bonnes idées, ceux qui lisent, ceux qui écrivent avec du déodorant à la place des mots. 
Je passe un instant mon costume de prof. M’est-il permis de leur rappeler - humblement - les origines grecques de la Littérââââture ? Qu’on me permette de rappeler que la littérature est née dans la musique, par la musique ? Et que ce qui en jugent autrement, ceux qui ne jurent que par l’histoire, le récit, l’imaginaire ou pire, par la morale, sont loin loin, à côté de la plaque, loin loin, des usurpateurs, loin loin, des assassins. Je vous invite à vous taire. Je vous invite à vous incliner. Et pour certains… à ne plus rien écrire. Jamais. Par pitié. 
La littérature est née de la musique, dans la musique, AVANT toute chose, comme le dit si bien Verlaine, comme le dit si bien le beau Serge, comme le dit si bien le bon Claude (Nougaro) quand il chante son Art Mineur. 
LE JOUR EST VENU de faire entrer la chanson par la grande porte de l’art majeur. Parce que l’art mineur n’a jamais été mineur, non. Le jour est venu de comprendre que la poésie publiée sous formes d’ouvrages, sous la forme de livres, que la poésie qu’on lisait dans les livres, avec les yeux, silencieusement, n’aura été qu’une parenthèse dans l’histoire. Une exception. 
Times are a-changing
Bon d’accord, le génie ne souffle pas forcément non plus du côté des satisfaits. Outre le fait que ce Nobel retarde celui de l’impeccable Philippe Roth, ils disent, certains, que sa prose est littéraire parce quelle s’affranchit du rythme de la mélodie. 
Mais non ! sa prose EST mélodie. Sa prose c’EST de la musique avant toute chose ! Philippe Roth, ils sont déjà en retard, en ce qui le concerne. Il pourra attendre encore un peu. Il faut juste qu'il s’accroche aux branches, pas qu'il nous fasse le coup, comme Leonard Cohen. 
Rimbaud a arrêté d’écrire à 21 ans, quelque chose comme ça. C’est à cause des mots, de tout ce qu’ils ne savent pas dire, tout ce qu’ils ne peuvent pas faire. L’indicible. Au bout du compte, au bout de son court chemin, de ses trop brèves bohèmes, il a changé son fusil d’épaule. Pour Rimbaud la poésie ne s’écrit pas. Pour Rimbaud, ça se vit, la poésie. Il a vécu à mourir, il a vécu à se perdre. Il savait ce qu’il faisait, il l’avait prédit : la souffrance est énorme dans le dérèglement de tous les sens, l’alcool, l’ennui, le sexe. Enorme, la misère. Il avait prédit toutes ces choses, le petit. Il avait annoncé ces hordes d’horribles Voyants qui allaient reprendre son flambeau. 
Il y a eu Breton avec sa bande de perchés surréalistes. Il y a eu le 20ème siècle littéraire qui n’aurait jamais été ce qu'il a été sans Rimbaud, sans ses poèmes, sans ses lettres du Voyant. Les meilleurs ont repris le chantier. Ils sont partis d’où lui est tombé. Dylan est de ces monstres. 
Bob Dylan, c’est Arthur Rimbaud qui a trouvé une guitare. 

Reste à savoir s’il viendra le recevoir, son prix. La chose est prévue le 10 décembre. Mais la question reste ouverte. 
Il a chanté le soir même de l’annonce de son Nobel. C’était sur le scène du Cosmopolitan. Le soir même. Eh bien, qu’on y le veuille ou non, il n’en a pas dit un mot de son Nobel. Rien. Il remet ça le lendemain pour le Desert Trip Festival. 
Pas un mot. Pas le moindre mot. 

Il y a eu deux cas de refus dans l’histoire du Nobel littéraire. Mais ça ne compte pas. Boris Pasternak en 58 n’avait pas trop le choix de décliner. Les amis Soviets lui pressaient l’épaule un peu fort. Quant à JPS en 64, ça ne compte pas non plus. Ça ne compte pas non plus, parce que ses « raisons objectives » pour ne pas se laisser transformer en institution n’en étaient pas. Sans déconner, Sartre est mort comme il a toujours vécu. Aveugle. Ne me faites pas parler de Billancourt, entre autres…
Bref… 
Bob Dylan a accepté la Légion d’Honneur des mains d’Aurélie Filippetti. Ce jour-là, son discours de 10 minutes a montré sa torture à recevoir une distinction. Il y a des mecs qui ne savent pas recevoir les cadeaux. Il y a des mecs, ils ne savent que donner. Je gagerais que Dylan est un saint. De ceux qui ne savent que donner. 

Mais si Rimbaud avait trouvé une guitare, il ne serait peut-être pas allé s’ensabler à Aden, dans son silence à la con. Il aurait gardé sa jambe. Il se serait épargné de crever comme un misérable à le descente du bateau, à Marseille. 
Non. Il aurait sûrement marché jusqu’à Stockholm. 


PS : j’ai un ami cher qui s’appelle Philippe D.… il écrit des romans depuis trente ans. Il écrit des chansons. Il dit que ce n’est pas de la littérature, il chuchote qu'il s'agit d'autre chose, les chansons. Je sais bien, Etiemble l’a dit, « celui qui n’a pas su écrire de roman ne me semble pas être rentré dans la carrière des Lettres par l’impulsion du génie » (quelque chose comme ça), je le sais bien. Mais bon sang Philippe, quand tu écris tes putains de chansons, c’est du haut vol, Philippe. C’est de la pure. Et c’est de la Littérature. Rien de moins. Rien d’autre. 

jeudi 10 novembre 2016

Fac-Similé (épisode 1) La rencontre





Faustine est blonde ou presque, jolie ou presque. 
Elle mesure un mètre soixante huit. 
Sa balance quotidienne lui prête 52 kilos l’été, 54 l’hiver. 
Son tour de poitrine est de 85 centimètres, bonnet B, qui peut paraître C quand elle le veut, ou quand il le faut. 
Ses yeux se mêlent de marron et de vert. 
Elle aime porter des vêtements sexy. Elle aime aussi porter des vêtements qui ne sont pas sexy. 
Elle aime son chat. Elle l’a trouvé dans une vieille chapelle perdue quelque part au milieu des Corbières, sur la route des vacances. Elle l’a baptisé Feirefiz.  C’est à cause de sa robe moitié noire moitié presque blanche, comme le frère de Parzival. Il ne comprend pas son nom, personne ne sait le prononcer, mais elle persiste. Ils n’entendent rien à leur nom, ils n’entendent rien à rien, les chats. Ça ne les différencie pas tellement des autres bestioles, pas tellement de certains  humanoïdes. C’est un gros flemmard qui passe son temps à dormir sur ses livres, mais elle l’aime bien, Feirefiz. 
Elle aime aussi le bon vin. 
Elle aime son amoureux du moment. Elle aime ses amis et ses parents. Les fleurs d’amandier. Elle aime la vie. Elle voudrait ne jamais avoir à mourir. Elle est sensible. Elle est trop sensible sans doute. 
Elle aime la littérature, avec passion. C’est le truc de sa vie, sa grande histoire d’amour. Il y a des livres, ça la rend dingue. Des livres qui lui ont tourné la tête, des livres pour lesquels il y a eu un avant et un après, comme des phares, comme des panneaux éclairés le long des routes, ils vous disent où vous êtes, ils vous montrent où vous en êtes. Des livres, elle s’est demandé comment elle avait pu vivre sans, jusque-là. Il y a des phrases qui ont changé certaines choses. Elle est sérieuse quand elle raconte ça. Elle ne plaisante pas. Des mots qui ont changé la couleur du ciel, le nom des saisons, des mots qui ont repoussé les lisières du désespoir. 
Elle aurait pu tomber amoureuse des chiffres, cela existe. Il n’y a qu’à voir. Au lycée, quand elle disait que ce qu’elle voulait faire, elle, c’était fréquenter des livres, faire ses Lettres, ils la regardaient en souriant, tous les autres, ceux de sa classe, comme une drôle de fille, une qui voulait faire l’originale, qui cherchait à se la raconter. Eux, c’était les chiffres, les nombres, les calculs compliqués. C’était les sciences exactes, les choses fermes, les solutions définitives, celles qui donnent des réponses, de la stabilité au monde. Celles qui soignent, qui rassurent. Mais ils n’étaient pas amoureux. Tu parles. Ils n’aimaient rien. Ils faisaient ce que papa voulait qu’ils fassent, ce que la prudence de maman préconisait. Ils allaient être ingénieurs. Ou rien du tout. Des ingénieurs sans génie. Des rien-du-tout sans noblesse. Qu’est-ce qu’ils croyaient ? Qu’il y avait de la place pour tous, dans leur monde de calculettes ? Que savoir faire une fraction faisait de vous un géant ? Mais le pire dans tout ça, ce qu’il y avait de triste, c’est qu’ils n’étaient pas amoureux. Ils faisaient ça pour avoir un job, une maison dans dix ans, une femme ou un mari, un chien à poils ras et une voiture avec un grand coffre, avec des grands sièges, pour les enfants. 
Elle aurait pu tomber amoureuse de la musique, des tortues de mer ou de têtes à coiffer. Elle est tombée amoureuse des livres, la littérature. Ça s’est fait tout simplement. Il n’y a pas eu d’éclair dans le ciel, le sol sous ses pieds ne s’est pas entrouvert. Elle n'était qu'une enfant. C’est à cause d’un poème de Francis Carco qu’il fallait apprendre à l’école. Il pleuvait ce jour-là. Et c’était merveilleux. Sa première grande émotion. 
Certains soirs, l’hiver, elle récite encore ces vers devant sa fenêtre où glisse l’eau de la pluie. Il lui arrive de verser une larme. Elle est sensible, trop. 
A pas tout à fait dix-huit ans, elle choisit de ne pas être écrivain. 
Elle décide d’apprendre la littérature pour la faire partager. Elle sera prof de lettres. Elle entre à la fac. Elle s’imagine plus tard expliquer un beau prologue de roman à des étudiants attentifs, passionnés, comme elle. Tous les gens, là-bas, sont comme ça. Les garçons et les filles, tous des amoureux. Les mots, les phrases, les livres. 
La Porte d’Or de son royaume. 

A pas tout à fait dix-huit ans, Faustine n’a pas quitté sa province. 
Elle n’a pas rêvé des Grandes Ecoles, de grands projets, de grandes ambitions. Son bac en poche, on lui a posé dix fois la même question. Dix fois, cent fois peut-être. Un prof ou deux, ses parents, son frère, la bonne amie du lycée, le petit copain. Toujours cette même question : « Que veux-tu faire ? Que vas-tu faire ? Maintenant ? »
Ils posent tous cette question, toujours la même. Tout le temps. Avec son cortège de mises en garde. Il est important de ne pas se tromper, de faire le bon choix. Faustine. Un bon métier. Il faut voir loin. Les temps sont difficiles. 
A tout cela elle répond « qui vivra verra ». A ce qu’elle veut faire, maintenant, naïvement, encore habillée du manteau de l’enfance, elle a répondu vouloir aborder les rivages de Littérature. Et puis elle a haussé ses épaules légères quand ils lui ont dit que ce n’est pas sur ce continent qu’on mange le mieux. 
Son inscription en fac ressemble à un passeport pour le pays des merveilles. Ça ressemble aux rêveries que l’on fait quand on se penche sur une mappemonde. 
Mais elle ne devine pas la longueur du voyage, elle en ignore les lourdes errances, les joutes épiques, les intrigues de romans noirs, les cruels apartés et les sombres faiseurs de farces. Le sol fangeux des rives, les forêts perdues, avec leurs tribus de coupeurs de têtes, les gués introuvables sur les fleuves torrides, les sources secrètes, les promesses de cet or qui en tua plus d’un, les palais d’ivoire empoisonnée aux sbires terribles… Elle ne sait pas encore où elle met les pieds. 
Voici le parcours, la quête initiatique, l’aventureux et horrifique périple universitaire de Faustine. L’histoire se déroule en France, dans une fac de province. De nos jours. 
Il va sans dire que toute ressemblance avec la réalité serait malencontreusement fortuite. Les faits, événements, scandales, bassesses, veuleries, entorses à la loi, vilenies, jalousies, incompétences profondes, parsemés ça et là de rares pépites d’éclat d’or, sont parfaitement imaginaires et ne constituent en aucun cas un état des lieux de l’université française. 
Promis, juré, craché. Si je mens, je vais en enfer.