LA pAge noire

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dimanche 13 novembre 2016

Arthur a trouvé une guitare







J’ai bien failli oublier de freiner quand ils ont balancé la nouvelle à la radio. Je n’étais pas très bien réveillé - pas tout à fait sûr d’avoir enfoncé les pieds dans mes deux souliers, de savoir si le monde tournait encore un peu -, et devant moi, le type à vélo l’a vraiment échappé belle. 
Il y a sûrement des façons plus moches de mourir. Beaucoup plus sales, beaucoup plus stupides. Mais rien ne dit qu’il aurait apprécié la chose plus que ça. On lui aurait certes tenu la main, on aurait fait tout ce qu’il faut. On lui aurait même annoncé que Bob Dylan venait de recevoir le prix Nobel. Il nous aurait peut-être dit, putain les gars, vous y allez fort, quand même. Son dernier souffle. 
Le pire dans tout ça, le plus triste, c’est qu’il serait mort sans pouvoir savourer ça. Et il n’y en a pas tant, des bonnes nouvelles, ces derniers temps. Non, il n’y en a pas tant. Le prix Nobel de Littérature. Bob Dylan. 
Il pleuvait, un jour moche, un sale matin d’automne, où il faut aller au boulot malgré tout. Vous savez déjà ce qui vous attend, le gobelet pour le café, les saluts indifférents, un ou deux sales cons qui traînent toujours dans votre dos, l’immense tâche qui vous attend avant de boucler la journée, de regarder la forme des nuages, Where the winds hit heavy on the borderline
Donc, ils l’ont fait. Ils ont donné le Nobel au vieux Bob. 
Certaines révolutions font moins de bruit que les autres. Des révolutions qui n’envoient pas la moitié de ses enfants au casse-pipe. C’est comme le son d’une étoffe que l’on frotte, à peine le doux frou-frou des étoiles d’Arthur Rimbaud. C’est comme une rivière qui retrouve son lit. L’eau coule à nouveau vers la mer, dans le roulis des cailloux. Le soleil se lève à l’est. Il y a des révolutions qui sont de vraies révolutions.
Comme il se doit, il y a ceux qui rechignent, ceux qui s’indignent. Ils en vomiraient presque sur l’ourlet de leur velours. Le Nobeeeeel (avec un è ouvert) de Littérââââture (avec un a central, s’il vous plaîîîîît) à un chansonnier… autant se moucher avec les doigts, autant dormir dans des draps de laine. Je n’ai pas trop cherché à savoir, pas trop cherché à entendre, mais leurs arguments sont venus jusqu'à moi, l’océan de leurs larmes est venu me lécher les pieds, ceux qui écrivent avec des gants, ceux qui n’ont pas de souffle, ceux qui ne mettent pas les mains dans le moteur, qui regardent vers l’éther, la main sur le cœur, les bons sentiments, les bonnes idées, ceux qui lisent, ceux qui écrivent avec du déodorant à la place des mots. 
Je passe un instant mon costume de prof. M’est-il permis de leur rappeler - humblement - les origines grecques de la Littérââââture ? Qu’on me permette de rappeler que la littérature est née dans la musique, par la musique ? Et que ce qui en jugent autrement, ceux qui ne jurent que par l’histoire, le récit, l’imaginaire ou pire, par la morale, sont loin loin, à côté de la plaque, loin loin, des usurpateurs, loin loin, des assassins. Je vous invite à vous taire. Je vous invite à vous incliner. Et pour certains… à ne plus rien écrire. Jamais. Par pitié. 
La littérature est née de la musique, dans la musique, AVANT toute chose, comme le dit si bien Verlaine, comme le dit si bien le beau Serge, comme le dit si bien le bon Claude (Nougaro) quand il chante son Art Mineur. 
LE JOUR EST VENU de faire entrer la chanson par la grande porte de l’art majeur. Parce que l’art mineur n’a jamais été mineur, non. Le jour est venu de comprendre que la poésie publiée sous formes d’ouvrages, sous la forme de livres, que la poésie qu’on lisait dans les livres, avec les yeux, silencieusement, n’aura été qu’une parenthèse dans l’histoire. Une exception. 
Times are a-changing
Bon d’accord, le génie ne souffle pas forcément non plus du côté des satisfaits. Outre le fait que ce Nobel retarde celui de l’impeccable Philippe Roth, ils disent, certains, que sa prose est littéraire parce quelle s’affranchit du rythme de la mélodie. 
Mais non ! sa prose EST mélodie. Sa prose c’EST de la musique avant toute chose ! Philippe Roth, ils sont déjà en retard, en ce qui le concerne. Il pourra attendre encore un peu. Il faut juste qu'il s’accroche aux branches, pas qu'il nous fasse le coup, comme Leonard Cohen. 
Rimbaud a arrêté d’écrire à 21 ans, quelque chose comme ça. C’est à cause des mots, de tout ce qu’ils ne savent pas dire, tout ce qu’ils ne peuvent pas faire. L’indicible. Au bout du compte, au bout de son court chemin, de ses trop brèves bohèmes, il a changé son fusil d’épaule. Pour Rimbaud la poésie ne s’écrit pas. Pour Rimbaud, ça se vit, la poésie. Il a vécu à mourir, il a vécu à se perdre. Il savait ce qu’il faisait, il l’avait prédit : la souffrance est énorme dans le dérèglement de tous les sens, l’alcool, l’ennui, le sexe. Enorme, la misère. Il avait prédit toutes ces choses, le petit. Il avait annoncé ces hordes d’horribles Voyants qui allaient reprendre son flambeau. 
Il y a eu Breton avec sa bande de perchés surréalistes. Il y a eu le 20ème siècle littéraire qui n’aurait jamais été ce qu'il a été sans Rimbaud, sans ses poèmes, sans ses lettres du Voyant. Les meilleurs ont repris le chantier. Ils sont partis d’où lui est tombé. Dylan est de ces monstres. 
Bob Dylan, c’est Arthur Rimbaud qui a trouvé une guitare. 

Reste à savoir s’il viendra le recevoir, son prix. La chose est prévue le 10 décembre. Mais la question reste ouverte. 
Il a chanté le soir même de l’annonce de son Nobel. C’était sur le scène du Cosmopolitan. Le soir même. Eh bien, qu’on y le veuille ou non, il n’en a pas dit un mot de son Nobel. Rien. Il remet ça le lendemain pour le Desert Trip Festival. 
Pas un mot. Pas le moindre mot. 

Il y a eu deux cas de refus dans l’histoire du Nobel littéraire. Mais ça ne compte pas. Boris Pasternak en 58 n’avait pas trop le choix de décliner. Les amis Soviets lui pressaient l’épaule un peu fort. Quant à JPS en 64, ça ne compte pas non plus. Ça ne compte pas non plus, parce que ses « raisons objectives » pour ne pas se laisser transformer en institution n’en étaient pas. Sans déconner, Sartre est mort comme il a toujours vécu. Aveugle. Ne me faites pas parler de Billancourt, entre autres…
Bref… 
Bob Dylan a accepté la Légion d’Honneur des mains d’Aurélie Filippetti. Ce jour-là, son discours de 10 minutes a montré sa torture à recevoir une distinction. Il y a des mecs qui ne savent pas recevoir les cadeaux. Il y a des mecs, ils ne savent que donner. Je gagerais que Dylan est un saint. De ceux qui ne savent que donner. 

Mais si Rimbaud avait trouvé une guitare, il ne serait peut-être pas allé s’ensabler à Aden, dans son silence à la con. Il aurait gardé sa jambe. Il se serait épargné de crever comme un misérable à le descente du bateau, à Marseille. 
Non. Il aurait sûrement marché jusqu’à Stockholm. 


PS : j’ai un ami cher qui s’appelle Philippe D.… il écrit des romans depuis trente ans. Il écrit des chansons. Il dit que ce n’est pas de la littérature, il chuchote qu'il s'agit d'autre chose, les chansons. Je sais bien, Etiemble l’a dit, « celui qui n’a pas su écrire de roman ne me semble pas être rentré dans la carrière des Lettres par l’impulsion du génie » (quelque chose comme ça), je le sais bien. Mais bon sang Philippe, quand tu écris tes putains de chansons, c’est du haut vol, Philippe. C’est de la pure. Et c’est de la Littérature. Rien de moins. Rien d’autre. 

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