LA pAge noire

LA pAge noire

samedi 20 juin 2020

ÉTATS DE SANTÉS (1/2)



— Au moins, vous tenez à votre santé, se satisfait Rabelais. 

— Je veux ! couine Céline. La Grande Lessiveuse, elle m’a attrapé une fois. J’ai mon idée sur notre affaire. Pourquoi qu’on nous a relevés de la tombe. Maintenant je compte faire mon pain blanc de ces quatre matins que la Salope Endormeuse nous a rendus. Il faut déjà supporter ces messieurs dames qui se piquent d’écrire ! j’aimerais nom de nom que ça sente bon ! 

Dans l’ombre du grand platane, Flaubert est assis avec ces deux-là, les bras croisés sur son gros ventre. Il écoute les deux médecins d’un œil calme, morne par instants. Mais cette fois son rire soulève ses épaules, et le poids de sa moustache avec. L’humanité a dû livrer quelques milliards de spécimens depuis que les singes ont décidé d’être un peu moins singes, quelques grands milliards de sales types et de sales bonnes femmes. Que de bêtise, que de bêtise ! Mais ce bon vieux Rabelais a toujours eu sa sympathie. Un des rares à avoir si largement ri à la face des hommes. Et ce Céline n’est pas en reste, se délecte-t-il. Non, ce bonhomme n’a pas dû laisser sa part aux chiens. Les écrivains rhabillés de vertu, toujours à vouloir le bien des hommes, lui ont chaque fois laissé un goût amer. Est-ce que les hommes ont besoin qu’on s’épuise pour eux ? Les regarder suffit. Ouvrir un livre d’Histoire. Que de bêtise. Que de bêtise, hélas ! Les hommes méritent seulement quoi leur rie au nez. À quoi bon écrire si ce n’est pour nuire au genre humain ? Les grands auteurs sont de grands démoralisateurs. Ce Céline a tout l’air de cette espèce. Et l’autre, là-bas, qui tient sa cigarette comme un pingouin, avec un nom pas possible, Houellebecq, qui n’a pas l’air mal non plus, dans son genre. 

— Et vous aimiez donc la vie ? se tourne-t-il vers lui. 

— Pas qu’un peu ! fait Céline, frottant ses mains frénétiquement. Mais ils me l’ont bousillée, la vie. Mon paternel avait raison. Ces sales… ces damnés bandits. Vous n’étiez pas tellement copain, vous, avec la vie ? Hein ? Dites donc pour voir, crachez le morceau. 

— Cette plaisanterie bouffonne ? 

— Exactement ! 

— Je n’ai pas aimé la vie et je n’ai jamais craint la mort. Je suis né dans l’hôpital que mon père dirigeait. J’ai grandi au milieu des misères. Et toujours éprouvé de la rancune contre ceux qui me l’ont donnée, contre ceux qui m’y ont retenu, ce qui est pire. Dieu merci, je n’ai pas eu d’enfants. Je me serais maudit. 

— Allons, allons ! réplique Rabelais, vous avez bien dû vous amuser un peu ? 

[...]

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Éditions Red'active

2023


vendredi 5 juin 2020

CE QUI NE TUE PAS (premières pages du roman)





Je parlais de l’ingratitude du sentiment amoureux, avec des mots simples, dans l’espoir d’être le plus précis possible. 
On peut faire le beau, on peut faire de l’esprit, se taper sur le cœur ou jouer sur la corde des émotions pures, déballer les grands émois, tout ça. On peut se raconter des tas d’histoires, imaginer qu’on ne sortira pas de la route, mais le désir demeure, implacablement présent chevillé au corps. Rien n’existe en réalité que l’ambition de l’alimenter, de le faire grandir, le satisfaire. Rien ne ralentit ses élans, nul cynique barrage, nulle pauvre résolution de l’âme. Le désir nous asservit, nous consume lentement. Puis il se retire brusquement, comme la vague à la fin des marées, laissant derrière lui des montagnes d’emmerdements. 
J’exposais ce genre d’arguments, nourrissant encore quelques illusions en cette fin d’hiver précoce. Les premiers boutons perçaient l’extrémité des branches sous le vol renouvelé des oiseaux migrateurs. Ils arrivaient par vagues avec quelques semaines d’avance. Les gens paraissaient surpris par la douceur de l’air, et les plus avisés trouvaient des raisons de se plaindre en prédisant l’Apocalypse. Personnellement, je ne voyais pas d’inconvénient à voir l’hiver desserrer son étreinte, si ce n’était les poussées foudroyantes des pelouses auxquelles il faudrait bientôt accorder une tonte régulière, ce qui à vrai dire tombait plutôt mal. Je manquais cruellement de temps. N’avais que peu d’énergie à leur consacrer. Quoi qu’il en soit je couvais encore quelques illusions. Celles d’un père n’ayant pas tout à fait renoncé à accomplir au mieux sa mission, son humble, sa périlleuse mission. 
Clara avait passé le week-end avec nous, deux petits jours, le temps de se rendre compte que son idylle de l’été dernier n’était qu’un roublard, un malhonnête, un vil hypocrite, et de baisser les bras de découragement sous le poids de ses naïvetés. Un menteur, un sale félon. 
— Je crois à la fin qu’il me faudra renoncer à trouver quelqu’un de bien, fit-elle d’une moue vaguement fataliste, comme écrasée par la désillusion - la énième en la matière. Ou bien suis-je trop gentille. C’est mon grand défaut. J’en suis parfaitement consciente. Trop gentille… 
J’aurais également pu disserter sur la candeur d’un jugement aussi ferme, aussi définitif, assurer tout en prenant sa main qu’à son âge on n’est à la fin de rien, en dépit de ce qu’elle croyait. J’aurais pu expliquer que les choses ne faisaient que  commencer, qu’elle se situait au début de tout, qu’elle venait tout juste de poser le pied sur la ligne de départ. Au début de tout, fusse aussi des désillusions… Mais je me contentai de lui proposer quelque chose à boire pour l’encourager à vider son sac - occuper par la même occasion l’heure qui restait à tuer avant de la ramener à l’aéroport - et lui suggérai d’accepter de penser que la gentillesse n’est pas forcément un défaut, pas obligatoirement une faiblesse, aussi mal payée fût-elle. Elle accepta une eau gazeuse. J’imitai son choix, remettant à plus tard l’absorption de quelque alcool. Elle observa le pétillement des bulles durant quelques secondes. 
— Je n’irai pas contre ma nature, je ne vais pas me dresser contre ce que je suis, et je veux bien t’entendre, papa. Mais dis-moi, dis-moi sincèrement si au fond de toi tu es convaincu que la gentillesse puisse ne pas être une tare ? As-tu, une fois, une seule fois, gagné quelque chose à être gentil ? 
J’appréciais sa façon de s’exprimer. Cette jeune femme n’était pas comme les filles de son âge, elle était différente des autres, de toutes les autres, si différente de sa cadette pour qui les mots n’avaient pas grande valeur, pas grande tenue (les mots et encore moins ce genre de considérations, d’épanchements mélancoliques), sa petite sœur avec qui de telles conversations, de telles complicités n’avaient jamais été possibles, ni de près ni de loin. J’appréciais vraiment nos échanges. 
La seule chose à faire était d’être franc, d’avouer sans détour que ça faisait bien longtemps que je n’imaginais plus faire partie de la caste des gentils, de ces fronts baignés de rayons dorés, d’une quelconque forme d’empathie. La vérité était que je pouvais quelquefois me contraindre, faire illusion à l’occasion, mais cela n’était qu’un rouage, une mécanique huilée, cela n’était qu’un jeu, une forme d’hypocrisie calculée. Car la gentillesse, vois-tu, c’est une chose qui se donne sans attendre, sans rien espérer en échange, tendre une main, glisser un sourire, un compliment, prêter une oreille ou une épaule sans se dire qu’on te baisera les pieds pour autant, ou que cela te sera rendu, tôt ou tard. La gentillesse, Clara, c’est comme l’amour. Une brindille dans l’eau qui court, une feuille qui tombera de l’arbre, une chose fragile qui fait souffrir les cœurs purs, les cœurs sensibles comme le tien. Mais tu as du temps. Tu as tout ton temps. Un jour ou l’autre tu te rendras compte que tu n’éprouveras plus ce besoin, que tu n’auras plus la force de t’essayer à la gentillesse. C’est comme ça. La vie exige ce genre de renoncements. On appelle ça l’expérience, la première marche vers la vieillesse. Reste telle que tu es. Aime ta douleur. Jouis de ça, ma douce. Tu verras, certaines défaites auront le parfum des plus grandes victoires. Minuit sonnera bien assez tôt, Cendrillon. 
Clara manipulait son verre en le faisant tourner entre ses doigts fins, comme si sa transparence contenait la réponse de l’énigme, la clef du mystère. 
— Mais toi, papa. Tu es un homme bien, toi. 
Je me répète, sa façon de s’exprimer me plaisait, une multitude de choses en elle me comblaient. Cela ne m’empêchait pourtant pas de considérer certaines de ses errances, certaines de ses insistances d’un œil gris - désabusé parfois -, certains de ses choix comme de vrais poisons mortels. Elle s’était mise en tête d’embrasser la même carrière que son père, son gentil papa. J’avais mille fois tenté de l’en dissuader, mille fois démontré que l’époque n’était plus à ce genre de métiers, ou de vocations, mais elle n’en démordait pas, elle ne lâchait pas prise. Et les choses étaient sérieusement engagées à présent. Il aurait été difficile de faire marche arrière. Bref, pour en revenir à nos moutons, je concédais que je ne savais pas exactement à quoi m’en tenir lorsqu’on dit de quelqu'un qu’il est un type bien. 
— Eh bien, je dirais que c’est quelqu’un qui ne ment pas comme un arracheur de dents, qui communique ses sentiments, un homme qui a le courage de te quitter avant de te tromper. 
Sa réponse me déçut toutefois. Elle me laissa sur ma fin, malgré tout le bien que je pensais d’elle. Je la regardai en laissant à mon tour passer quelques secondes, je la regardai se débattre dans un nouvel accès de douleur. 
— C’est finalement assez simple d’être un type bien. À t’entendre ça tient à peu de choses. 
— En tout cas, ça peut commencer par ça. Être honnête même si tu décides de faire du mal à ceux qui t’aiment. 
— Le choses ne sont pas aussi simples, Clara. Peut-être la vie est-elle un poil plus compliquée ? Enfin, je ne sais pas exactement. Je ne suis plus tellement dans le coup. Toutes ces années de vie commune avec ta mère m’ont éloigné de ces questionnements. Je n’en suis pas mécontent, tu peux le croire. 
Elle ouvrit la bouche et la referma aussitôt en clignant rapidement des yeux, comme pour lutter contre une subite envie de verser une larme. Nous avons tous nos petites misères, des lézardes sur nos murs, de la charpie dans nos sourires, nous connaissons tous ça, mais je jouais le jeu, je respectais sa détresse. À peine tentai-je de la tempérer dans ces instants de dérive, sans jamais la dénigrer. Ç’avait été un exercice difficile au début mais c’était désormais devenu une sorte de réflexe. Dix ans que ça durait. Je ne l’avais jamais vue amoureuse sans verser de larmes. Une vraie fleur fragile, une fontaine de mélancolie. J’aurais voulu qu’elle ait plus de nerf dans ses amours, qu’en la matière elle s’arme de cette hargne, cette opiniâtreté qu’elle affichait dans la poursuite de ses études, dans sa volonté démesurée de suivre une carrière identique à la mienne. Tout l’inverse de sa sœur, l’exacte opposée de Salomé qui déboula alors comme un grand coup de vent, comme une tornade brune capable de tout écraser, tout aplatir, à commencer par la conversation que nous tenions, Clara et moi. Elle retira son écouteur vissé dans son oreille tout en rajustant le nœud d’une serviette de bain nouée sur sa poitrine. 
— Tu n’oublieras pas de remplir le chèque pour le club. Je ne tiens pas tellement à être rappelée à l’ordre, une fois de plus.

Clara m’embrassa tendrement au moment de confier sa carte d’embarquement à l’hôtesse. Le col de ma chemise absorba pour l’occasion une grosse larme lourde, ronde, pleine de tristesse, qui roulait de nouveau sur sa joue. Puis elle sourit pour s’excuser, tout en reniflant dans son écharpe. 
Le ciel au-dessus des pistes était lumineux, mais je savais que les gloires du ciel n’irradient pas forcément nos fronts de bonnes nouvelles.  


***

Je rentrai par la route de l’Institut pour éviter les bouchons du dimanche soir. Les travaux du bâtiment central étaient terminés depuis Noël, et il ne restait plus que quelques grues dressées comme des vigiles désincarnés au-dessus des toits des constructions annexes, immobiles, avec leurs lumières scintillantes. La dernière tranche était lancée et mon nom tenait toujours la corde pour prendre la présidence de la chose. Certains de mes collègues - je ne parle ni des envieux, ni des médisants, ni des mauvais coucheurs avec qui j’avais fort à faire depuis que la rumeur  de ma nomination avait contaminé l’air de la fac, singulièrement empoisonné leur vie, balayé leurs espérances, leurs ambitions, leurs rêves de sommets, et de la part desquels je m’attendais chaque jour à recevoir un sale coup bas, un bâton dans les roues, un croque en jambe - certains de mes collègues, donc, lisaient dans cette promotion une forme de juste reconnaissance, la promesse d’une nouvelle vie pour moi, et m’en félicitaient déjà à demi mots. J’opinais en refusant à part moi de viser si loin, incapable que j’en étais, incapable de songer une seconde qu’une vie puisse fondamentalement changer comme ça, au gré d’un poste, d’une nouvelle fonction, si flatteuse soit-elle. Je ne me berçais guère d’illusions sur ce point. Tout au plus avais-je suggéré à Elsa de faire établir des devis pour réparer la toiture qui fuyait toujours davantage quand les pluies du sud s’abattaient sur nos têtes, et pour faire creuser une nouvelle piscine qui, pour sa part, fuyait tout court. C’étaient la plus vieille toiture et la plus vieille piscine du quartier. Quand j’étais gosse - bien avant l’héritage - la maison était une des seules bâtisses du plateau. On pouvait contempler la ville en bas, comme du sommet d’un désert. Aujourd’hui, les vignes et les blés dans lesquels Elsa et moi avions usé nos étés à tracer nos infinis labyrinthes de gosses, tout cela avait disparu. Le plateau était devenu un quartier résidentiel, très prisé, très chic, avec ses chemins privés, ses portails à codes - armés de gardiens par endroits -, ses courts de tennis, ses pelouses parfaites, ses façades immaculées. Seule la vieille église en bois avait été épargnée. La vieille église et quelques maisons, dont la nôtre.  
Elsa était assise dans la pénombre, un verre à la main. Elle semblait m’attendre. C’était son vin blanc préféré, que je reconnus à sa couleur malgré le peu de lumière dans la pièce. Salomé s’était enfermée dans sa chambre, comme chaque soir avant le repas, sans doute en grande conversation avec l’un de ses écrans, et ses écouteurs collés aux oreilles. La maison aurait pu s’écrouler, la ville entière fondre dans un abyme de feu, elle n’aurait pas bronché, ne se serait aperçu de rien. Son monde était un tout petit monde, un monde minuscule, sans magie, sans grands secrets. Salomé était une des plus étranges personnes que je connaissais. L’avoir conçue, l’avoir vue naître, l’avoir nourrie et regardée dormir, grandir, tout ça n’y faisait rien. Cette gamine m’était objectivement insaisissable. Elsa n’était pas si inquiète. Elle pensait pour sa part que tout finirait par rentrer dans l’ordre, que Salomé n’était pas si étrange ni si bizarre que ça, qu’il fallait se contenter de l’aimer, que c’était la seule, la meilleure chose à faire. Son dos était parfaitement droit, légèrement cambré, comme quelqu’un qui cherche à prendre son souffle, ou bien à vous sauter à la gorge. C’est du moins l’impression qu’elle donna au moment où je m’installai pour partager avec elle un verre de ce magnifique vin blanc, bien décidé à laisser la soirée s’installer doucement. 
Elsa n’était cependant pas de cette humeur. 
J’aurais dû me fier à ma première impression, m’en apercevoir tout de suite, savoir décrypter la position de son corps, ses gestes, me souvenir à quel point cette femme pouvait être surprenante, que ses ressources étaient inépuisables et que son sang froid s’était révélé épouvantablement efficace en de nombreuses occasions. Tout cela m’avait très vite et très tôt lié à elle. C’était un sentiment qui allait bien au-delà de l’histoire commune de nos familles. Elsa était une enfant forte, sûre d’elle, volontiers bagarreuse quand il le fallait. Elle aimait bien ça, la castagne, quand nous étions gosses. Personne ne l’avait jamais vue tourner le dos au danger. Il paraît que c’était dans son sang, qu’elle tenait ça de ses grands-parents. Il paraît qu’ils ouvrirent grand la porte et qu’ils allèrent au devant des miliciens. Il paraît qu’en face de leurs regards les salopards baissèrent les leurs et n’osèrent pas aller fouiller le reste de la ferme. Je crois que j’ai toujours admiré cette fille. Des siècles et des siècles semblaient être passés, ce sentiment n’était plus si évident, plus si prégnant, mais je savais ce qu’il en était. Ce genre d’histoire, c’est comme le soleil au-dessus des nuages. Le ciel a beau peser lourd certains jours, vous savez que quelque chose brille au-dessus, que ce quelque chose, rien ne pourra l’éteindre. Et c’était plutôt bon certains jours. Il m’arrivait encore de tendre la joue, de ressentir cette douce chaleur, comme une caresse, un souffle léger. C’était vraiment bon certains jours. 
Elle me laissa porter le verre à mes lèvres, apprécier la première gorgée. Puis sa voix jaillit, calme et blanche, annonçant qu’elle allait partir. 

lundi 1 juin 2020

SECRETS CONTRE SECRETS



— Des tarés ! une bande de dégénérés ! Sentez ça, sentez un peu comme ça pue ! C’est pire que les wagons à bestiaux. Ça renifle plus mauvais que le fond d’une cale pleine de types qu’on a raflés sur les bords du fleuve pour discret les revendre au marché de la ville, et qui ont pas vu la lumière du jour depuis des semaines, les pauvres types. Les fumeurs, faudrait les soigner à coups de trique dans les côtes. Sauf qu’ils veulent pas, ils vous jettent leur crachât de fumée à milieu de la figure comme pour vous répondre d’aller jérémier ailleurs. Quand ils viennent vous voir, c’est trop tard. Je sais de quoi je parle. Je suis médecin. Je sais de quoi je parle. La queue entre les jambes ils rampent devant votre porte, à pleurnicher pour mettre la main sur des pilules qui guérissent. Même qu’ils tirent déjà la langue et qu’ils sont prêts à les recevoir vos pilules, comme l’hostie du curé, le dimanche. Vous pouvez pas leur dire que ça sert juste à patienter en attendant d’y passer. Ils vous feraient la gueule et en plus de ça ils iraient vous faire une sale réputation. Je sais ce que je dis. Même pas capables de balancer leurs mégots dans le fond d’une poubelle quand c’est froid. Et maintenant ça pu pour tout le monde. 
— Allons, allons monsieur le censeur, reprend Molière que l’invective met de bonne humeur. N’est-on point libre de choisir les plaisirs qui nous tueront encore un coup ? Ouvrons les fenêtres, de cette façon, regardez comme l’air du matin vous nettoie tout ça. Ne soyez pas si chagrin. 
L’air frais pénètre la grande salle, pose une caresse sur les tables avec leurs nappes blanches, impeccables, qui attendent le réveil des autres convives. Un air agréable avec des cris d’oiseaux joyeux. Dehors un homme exerce la lenteur de son pas dans les allées des jardins sous les remparts, les mains croisées dans son dos. De temps en temps Chrétien de Troyes s’immobilise devant l’éclat pourpre d’une rose. Il ne se mêle pas tellement aux autres. Il écoute, il regarde les hommes, les fleurs. 
Céline observe Molière du coin de l’oeil, les épaules tombantes, la tête penchée sur sa tasse. Il remue son café qui froidit. Un café qu’il n’a pas sucré, mais il remue tout de même. 
— Ça va mieux comme ça ! la vie est bien bonne, vous ne trouvez pas ?
Céline laisse passer quelques secondes, cherchant à savoir si le Poquelin ne serait pas en train de se moquer. Mais la gaieté de Molière n’est pas feinte. Il ne se fiche pas de lui. L’odeur du tabac froid, Molière ne s’en préoccupe guère. C’est une odeur. De là où il vient, de là où la plupart d’entre eux remontent, il n’y a pas d’odeur. Il n’y a pas de lumière, pas d’air, rien. Rien ni personne. Personne pour rire ni pour pleurer. Personne pour pester aussi bien que ce Céline. Il sait qu’on lui reproche des choses qui ne sont pas jolies jolies. Il a compris que les guerres du grand Louis, c’était pas plus qu’une danse de salon à côté de ce qu’ils évoquent, tous ces gens. Il a compris que les hommes ont eu fort à faire depuis sa mort, mais ce Céline, quoi qu’on en dise, on doit pouvoir en tirer quelque chose. 
— Jean-Baptiste, lui répond Céline en rabattant une main nerveuse dans ses cheveux. Vous imaginez vraiment qu’ils vont nous oublier là, dans ce trou ? 
[...]
 
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