LA pAge noire

LA pAge noire

lundi 1 juin 2020

SECRETS CONTRE SECRETS



— Des tarés ! une bande de dégénérés ! Sentez ça, sentez un peu comme ça pue ! C’est pire que les wagons à bestiaux. Ça renifle plus mauvais que le fond d’une cale pleine de types qu’on a raflés sur les bords du fleuve pour discret les revendre au marché de la ville, et qui ont pas vu la lumière du jour depuis des semaines, les pauvres types. Les fumeurs, faudrait les soigner à coups de trique dans les côtes. Sauf qu’ils veulent pas, ils vous jettent leur crachât de fumée à milieu de la figure comme pour vous répondre d’aller jérémier ailleurs. Quand ils viennent vous voir, c’est trop tard. Je sais de quoi je parle. Je suis médecin. Je sais de quoi je parle. La queue entre les jambes ils rampent devant votre porte, à pleurnicher pour mettre la main sur des pilules qui guérissent. Même qu’ils tirent déjà la langue et qu’ils sont prêts à les recevoir vos pilules, comme l’hostie du curé, le dimanche. Vous pouvez pas leur dire que ça sert juste à patienter en attendant d’y passer. Ils vous feraient la gueule et en plus de ça ils iraient vous faire une sale réputation. Je sais ce que je dis. Même pas capables de balancer leurs mégots dans le fond d’une poubelle quand c’est froid. Et maintenant ça pu pour tout le monde. 
— Allons, allons monsieur le censeur, reprend Molière que l’invective met de bonne humeur. N’est-on point libre de choisir les plaisirs qui nous tueront encore un coup ? Ouvrons les fenêtres, de cette façon, regardez comme l’air du matin vous nettoie tout ça. Ne soyez pas si chagrin. 
L’air frais pénètre la grande salle, pose une caresse sur les tables avec leurs nappes blanches, impeccables, qui attendent le réveil des autres convives. Un air agréable avec des cris d’oiseaux joyeux. Dehors un homme exerce la lenteur de son pas dans les allées des jardins sous les remparts, les mains croisées dans son dos. De temps en temps Chrétien de Troyes s’immobilise devant l’éclat pourpre d’une rose. Il ne se mêle pas tellement aux autres. Il écoute, il regarde les hommes, les fleurs. 
Céline observe Molière du coin de l’oeil, les épaules tombantes, la tête penchée sur sa tasse. Il remue son café qui froidit. Un café qu’il n’a pas sucré, mais il remue tout de même. 
— Ça va mieux comme ça ! la vie est bien bonne, vous ne trouvez pas ?
Céline laisse passer quelques secondes, cherchant à savoir si le Poquelin ne serait pas en train de se moquer. Mais la gaieté de Molière n’est pas feinte. Il ne se fiche pas de lui. L’odeur du tabac froid, Molière ne s’en préoccupe guère. C’est une odeur. De là où il vient, de là où la plupart d’entre eux remontent, il n’y a pas d’odeur. Il n’y a pas de lumière, pas d’air, rien. Rien ni personne. Personne pour rire ni pour pleurer. Personne pour pester aussi bien que ce Céline. Il sait qu’on lui reproche des choses qui ne sont pas jolies jolies. Il a compris que les guerres du grand Louis, c’était pas plus qu’une danse de salon à côté de ce qu’ils évoquent, tous ces gens. Il a compris que les hommes ont eu fort à faire depuis sa mort, mais ce Céline, quoi qu’on en dise, on doit pouvoir en tirer quelque chose. 
— Jean-Baptiste, lui répond Céline en rabattant une main nerveuse dans ses cheveux. Vous imaginez vraiment qu’ils vont nous oublier là, dans ce trou ? 
[...]
 
À suivre dans : 

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Éditions Red'active

2023

 

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