LA pAge noire

LA pAge noire

dimanche 19 avril 2020

PREMIÈRE SOIRÉE







PREMIÈRE SOIRÉE


Le bar de l’hôtel s’ouvre sur un salon d’un luxe suranné. Les murs sont couverts de livres. De vieilles éditions, des reliures en cuir. Il y a une cheminée pour le décor et les soirées d’hiver, un piano pour l’ambiance. Il y a aussi des fauteuils confortables, recouverts de velours rouge, quelques chaises qu’on a dû transporter pour assurer une place à chacun. C’est une réunion de famille. Une famille d’un genre particulier. Les morts côtoient les vivants, les vivants parlent aux morts. Des morts aussi vivants que les vivants. Tous ont l’impression de rêver, mais ce n’est pas un rêve. Ils sont tous là, de chair et de sang. Ils aimeraient comprendre ce qui se trame dans ce salon. Au milieu de la rumeur, un homme se hisse sur le tabouret du comptoir. Cet homme est d’une laideur redoutable. Mais ses gestes ont l’énergie d’un torrent de montagne. Et tous cèdent au silence pour l’écouter. 
Molière prend la parole. 

Vous me réclamez d’expliquer cette incroyable merveille. Croyez-le, mesdames, messieurs, vous décevoir me pèse. Le privilège d’être arrivé le premier ne me donne pas l’honneur de vous éclairer. Nous avons tous reçu le même message. Pour certains ça ressemblait à des paroles ébrouées dans le tissu d’une nuit sans pareille, c’était comme des mots qui surgissaient seuls sur le papier, pour d’autres ça faisait comme des notes de musique, ça soulevait des couleurs signifiantes. J’ai aussi entendu parler de… télégramme… de SMS… c’est bien ça ? 
Oui, ce message, nous l’avons tous reçu. Et pas un n’a résisté à l’appel. Nous nous sommes dressés, nous nous sommes mis en route. J’étais un peu rouillé, je l’avoue. Un sieste de trois siècles et quelque ! ça tirait un peu partout. Une bon-ne-grooosse-sies-te dans la fausse commune ! Les scélérats ! J’ai remué une cheville (Molière secoue son poignet), non pas celle-là, l’autre ! (il remue son pied). Une autre cheville (même jeu). Les épaules étaient là, cette mauvaise caboche. Tout était là. Oui oui, absolument tout, vous dis-je !
A peine arrivés, certains ont avoué que c’est la curiosité qui les a mis en chemin, le désir de savoir qui se cache derrière le rideau, quelques veinards qui sont encore parmi les vivants imaginaient que l’astuce venait de leur maîtresse. Les plus optimistes ont voulu croire que la droite du Seigneur ressemble à un hôtel avec des boiseries sur les murs et une piscine chauffée ! Moi-même, j’ai bondi ! C’était le plaisir de revoir le petit matin, quand la lueur grignote l’horizon, l’idée de me faire servir un magnifique gigot, dodu, doré à point, fondant, et, s’il vous plaît - puisque tout semble désormais possible - tâter le cul de Madeleine. Blanc comme le lait, chaud comme le feu… (ici, Molière improvise une grimace lubrique et inspirée  à la fois, qui soulève de nouveau un rire général, ou presque). 
Pourtant, chers confrères, ce n’est rien de tout ça. Rien de tout ça. Si je dois croire quelque chose, c’est qu’on ne nous a pas laissé le choix. 
J’ai arpenté les couloirs de l’hôtel. J’ai découvert vos noms sur la porte de vos chambres, un à un. C’est stupéfiant ! Stupéfiant ! Des noms connus ! Racine ! Ce cher Jean ! Mon cher Jean ! Mon cher petit génie ! te voici, toi aussi ! Nous avons une affaire à démêler, te souviens-tu ? (les regards se tournent vers l’homme aux allures d’expert comptable , son dos est droit, on ne sait pas ce qu’il pense, on ne sait pas s’il sourit, l’accent circonflexe de ses longs sourcils ne fléchit pas). Tu sais de quoi je parle, toi, de qui je parle, mais laissons cela, pour l’heure, nous ne sommes pas à la scène, et je respecterai ton goût de la coulisse, ta manie d’y faire mourir les gens. Nos chambres sont voisines et quelque chose me dit que nous allons reprendre du bon temps ensemble. 
Sur les autres portes j’ai cherché le nom de mon autre Jean, mon bon la Fontaine. J’ai tourné pour trouver notre Corneille, vous savez, celui qui aurait écrit mes pièces ! Les scélérats, les scélérats, les scélérats ! Comme j’aimerais en tenir un entre mes mains, lui faire chanter mes vers par le ventre. Mais point de Corneille. Point de Rotrou. Madame de la Fayette, la chambre qu’ils vous ont octroyée vous conviendra, j’en suis persuadé. Et je suis votre serviteur. Mais où sont Boileau, Pascal, La Rochefoucault, le sieur Cyrano , le génial Scarron, Vincent et les autres ? 
A mes questions, l’Homme du Bar qui apparaîtra chaque fois que nous aurons besoin de quelque chose, a rétorqué que je suis un grand bavard, qu’il y a des réponses que nous n’obtiendrons pas, et que je ferais mieux de vous en avertir à votre arrivée. Je suis votre serviteur à tous, et je m’exécute. 
La déception s’est inclinée sous la surprise ! Cher Maître Françoys, je vous salue humblement, c’est le coeur plein de joie que je m’adresserai à vous. Mesdames, messieurs, mes illustres confrères, j’ai l’immense privilège de révéler la présence de celui qui a franchi le Rubicon de nos Lettres, notre Défricheur, notre Faiseur de Routes, notre Bâtisseur tout droit remonté des bonnes terres de Champagne : Monseigneur Chrétien de Troyes ! (Le premier, Victor Hugo jaillit de son fauteuil pour applaudir l’homme par qui tout a commencé, suivi de près par Gustave et Emile ; mais l’homme à la calvitie reste impassible, à peine soulève-t-il sa main, l’agite mollement en signe d’humilité, comme pour se fabriquer un rempart ; mais ne vous y trompez pas, c’est le geste du patriarche qui reste dans son coin, près de la cheminée, il connaît sa valeur, il sait ce que tous lui doivent, il les observe déjà, et il ne manquera pas de leur faire savoir ce qu’ils valent). 
Chers tous, reprenez vos places, je vous en prie. L’exposition ne sera plus très longue. 
J’ai découvert tous vos noms, ces noms que je ne connaissais pas. Je ne sais pas exactement ce que ça veut dire, mais j’ai vite compris que vous êtes les dignes descendants du sieur Chrétien, les prodiges héritiers du sieur Rabelais, de Madame et… de votre Serviteur. Albert, vous étiez presque en retard, vous avez traîné sur la route… 
Non, mesdames, messieurs, non, je ne sais pas du tout ce que ça veut dire. J’ai essayé de le cuisiner l’Homme du Bar. Je lui ai dit « Pourquoi nous ? Pourquoi pas d’autres, tant d’autres, tous les autres frères de plume ? Sommes-nous les seuls convoqués ? Est-ce qu’il y a plusieurs hôtels comme le vôtre ? J’aurais bien dit deux mots trois mots à Aristote, je lui aurais bien tenu l’oreille, comme ça, pour lui montrer combien ils m’ont brisé l’échine en son nom. Ah, les scélérats ! Oh !!! je puis vous assurer qu’il n’aurait pas fait le malin, Aristote, et toute la philosophie ! » 
Il a un beau sourire, l’Homme du Bar. L’oeil rusé. C’est un filou, un dur à cuire. Il a esquivé, bien entendu. Puis il a placé l’estoc, le gredin : « Votre métier n’est pas d’expliquer les merveilles. Contentez-vous de les faire vivre, il m’a lâché en me servant une bonne rasade de vin de Pézenas. Faites vivre les merveilles, faites-les vivre avec vos mots. Aves les mots et l’ombre des mots. Contentez-vous d’exister encore un peu, encore une fois ». 
Voilà les amis. Nous voici donc réunis par le hasard et les voies d’un impénétrable mystère. En terme de miracle, je crois que nous en tenons un pour de bon. Oui, oui, oui, je sais bien… et j’en observe parmi vous qui tournent la tête. Arthur ! je t’en prie, reste donc un peu tranquille, ne quitte pas la scène encore une fois. Tu as beaucoup marché, tu as le genou fragile. Souviens-toi de ça, mon ami. Reste donc un peu tranquille. Nous avons besoin de toi. Reste sur ta grande chaise. 
Ne nous plaignons pas, les amis, l’endroit est beau. Le vin est bon. La chair magnifique. Et la vie est bonne. 
L’Homme du Bar m’a dit une dernière. Une terrible nouvelle affecte les vivants. Notre vieille planète est frappée par une horrible épidémie. Ce n’est pas la peste ! ce n’est pas le choléra ! Les furoncles sanguinolents ne poussent pas sous les bras, il n’y a pas les taches sur la peau, pas ces horribles vomissements. C’est un vilain virus qui empêche les gens de respirer, et puis qui les tue. C’est aussi simple que ça. On sue sous la fièvre et on s’étouffe. Une très très méchante grippe. La planète est à l’arrêt. Les êtres humains sont sous cloche. Nous n’aurions pas pris autant de précautions pour une grippe tueuse dans nos siècles du passé. Mais il paraît que les choses ont changé, il paraît que les grands de ce monde respectent un peu la vie des hommes aujourd’hui, il paraît que la plupart des hommes aiment un peu plus la vie, il paraît que nous y sommes pour quelque chose, que c’est un peu grâce à nous. 
Chers confrères, chers vivants, chers revenants, la consigne est claire. Vous n’avez, nous n’avons pas le droit de quitter cet hôtel. Je ne sais pas exactement ce qu’il nous en couterait. Il paraît que la police veille et que ça ne rigole pas, dehors. Je ne suis pas le dernier à me fâcher avec les règles et tous les bazars de ce genre, mais l’Homme du Bar a été précis. Nous voilà confinés… comme ils disent, avec le reste de nos frères humains. Je ne sais pas ce qu’ils attendent de nous. Ne me demandez pas ce qu’ils espèrent de nous. Alors vivons ! Vivons pour le temps qu’il nous est donné de le faire. Vivons mes amis ! Il en sortira toujours quelque chose !

COMPTOIR `

Éditions Red'active

2023

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

À vos mots ! (merci)