LA pAge noire

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mardi 14 mars 2017

La littérature de caniveau (ou le contre saint Proust)





Une chose est sûre, la littérature c’est du sérieux. C’est extrêmement sérieux. Il faut faire gaffe, peser chaque mot quand on en parle, quand on se targue de savoir de quoi on parle. C’est important. C’est très sérieux, je le répète. Et le pire dans tout ça, c’est qu’il faut l’être sans jamais se prendre complètement au sérieux. Un exercice difficile, périlleux. 
C’est là que le bât blesse, généralement. Les gens qui parlent des livres, les gens qui commentent le style des auteurs (quand il s’agit d’auteurs, quand ces derniers ont un style), ont le plus souvent des idées précises. Regardez-les. Regardez comme ils se campent dans leur pantalon de velours, leur chemise amidonnée. Ils croisent les bras, ils bombent le torse, les muscles de la gorge se nouent, ils vont parler, ils parlent, ils ont des certitudes. 
J’ai comme ça entendu dire récemment qu’il existe une littérature de caniveau. C’était asséné, c’était péremptoire, c’était convaincu, tellement convaincu. Entendons-nous bien. L’expert en Lettres qui affirmait cela ne parlait pas des imposteurs ni des cataclysmes prosaïques qui polluent les rayons des libraires et l’esprit des lecteurs, publication après publication. Ils ne parlaient des Lévy, Musso, Gounelle qui font de la littérature comme Trump, Poutine ou Kim Jung-un feraient de la politique. Non, non, pas de ceux-là. Pas de ces aligneurs de prose sans métronome, sans couleurs et surtout sans idées. Ah, je vous vois venir ! Je vous entends ! Vous allez me dire que je fais comme mes camarades bouffis de certitudes, que je vais vous dire qu’il y a effectivement une littérature de caniveau. Attendez ! On parle de littérature, d’accord ? On parle d’auteurs, de ceux qui ont une idée précise de ce qu’est un mot, une phrase, qui savent tenir le rythme. Je suis sérieux quand je parle de littérature. Ces gens-là sont délibérément à côté de la littérature. Leurs lecteurs sont à côté de la littérarité. De la lecture même. 
Vous voulez que je vous raconte ? J’ai chaque fois des élèves qui boudent mon discours en début d’année, quand je débite ça. Ils ne sont pas convaincus. Vous savez ce que je leur dis ? Ecoutez les gars, laissez-moi quelques mois, laissez-moi vous montrer quelques trésors, laissez-moi vous montrer comment ça fonctionne un texte littéraire, comment ça vibre une phrase écrite par un auteur, un vrai, celui qui passe trois jours sur une phrase, s’il le faut. A la fin de l’année, vous savez quoi ? A la fin de l’année je leur donne des extraits de romans. Tous anonymes. Je leur mets des pépites et de la daube. Sérieusement, vous savez quoi ? Ils lisent, ils analysent, ils prélèvent le rythme, il tentent de le justifier, ils mesurent les cadences des phrases, ils interrogent la vision du monde, les effets d’ombres et de lumières. Vous savez quoi ? Ils sont capables de dire ce qui est littéraire et ce qui ne l’est pas. Un sans faute. Ça leur a pris quelques mois. A peine quelques mois.
Bref. Revenons à nos moutons amidonnés. Revenons aux choses sérieuses, s’il-vous-plaît. De qui parlent-ils quand ils parlent de littérature de caniveau, les fins connaisseurs ? 
Ils parlent des Robert McLiam Wilson, ils parlent des Philippe Djian, des Virginie Despentes, de tous ces astres-là. Leurs arguments ? Quels sont leurs arguments ? Ne vous fatiguez pas, il n’y en a pas. Vous rigolez ou quoi ? Est-ce qu’il faudrait des arguments, en plus ? De la littérature de caniveau, au seul prétexte que Proust a existé. Au seul prétexte que c’est sale, ordurier. 
Alors, petite précision. Roulements de tambour. 
Il a fait quoi Chrétien de Troyes ? Vous savez, le type qui a lui seul a inventé le roman moderne ? On est à la fin du 12ème siècle, le type nous dit tout de suite que le fond de l’histoire, ce qu’il appelle la matière, il s’en fout. Il nous prévient d’emblée que le sens même, il s’en contrefout. Ce qui l’intéresse, lui, c’est la conjointure (appelons ça le style, pour faire simple). Quelle est son idée géniale pour ça ? C’est de laisser tomber le latin. C’est d'écrire en roman. La langue que tout le monde entend, que tout le monde parle. La langue des vulgaires, la langue du caniveau. Okay, sa littérature c’est pour l’aristocratie. Ne vous trompez pas, Chrétien de Troyes écrit pour le seul public existant à l’époque, la seule classe qui pouvait posséder un livre. Pour les autres, pour le petit peuple, le gros populas, il y avait la chanson - qu’elle fût de gestes ou pas. Il aurait écrit pour qui, Chrétien de Troyes, au 19ème siècle ? Il aurait fait comme les Balzac et les Zola, les Goncourt qui affirmaient qu’il fallait faire descendre le roman sur le trottoir, que les temps étaient de venus de faire ça. Produire de la littérature de caniveau, avec le caniveau, pour le caniveau. Oui. 
Les romans picaresques, ils font quoi d’autre ? Flaubert fait-il autre chose quand il affirme devant le frigide juge Picard : Madame Bovary, c’est moi ! Le bon Gustave a renoncé à sa littérature précieuse, ampoulée. Son style naturel, il l’a jeté au feu, il est descendu au pied du volet roulant de la pharmacie de monsieur Homais, sur le trottoir, dans toute l’âpreté de son écriture. Je ne parle même pas de cette ordure de Céline, de son Voyage, de cette exploration du bout de la nuit de l’humain. Je n’évoque pas les drôleries salaces de Rabelais et leur substantifique moelle pourtant. 
Alors bien entendu il y a Proust. Ses préoccupations de bourgeois d’un autre siècle, sa petite homosexualité mal digérée, ses métonymies, ses synecdoques. On n’est pas dans le caniveau, je le conçois. On en est loin même… très loin, malheureusement pour lui, pour ses précieux lecteurs. Mais je romps là. Je ne glisserai pas, je ne ferai pas comme mes petits copains. Oui Proust est intéressant. Son œuvre cathédrale l’est. Mais Proust a fait du Proust. Tant mieux. Il a le mérite d’exister. Et tout romancier qui se respecte aujourd’hui a le devoir de ne pas faire du Proust. Il fait ce qu’il veut, pourvu qu’il continue de fréquenter le caniveau, puisque le roman c’est le caniveau. Son unique vocation est là, avec celle du rythme, de l’énergie et des mains sales. 
Tout lecteur qui se respecte est prié de chercher du Proust chez Proust. Sans en faire un pendule universel. Merci. 
Vive le caniveau !

Mieux en le disant. 

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