LA pAge noire

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lundi 6 mars 2017

Fac-Similé (épisode 7) ATER






Cette fois c’est très sérieux. 
Faustine a troqué ses Converse oranges contre une vraie paire de chaussures. Elle ressemble à une vraie femme comme ça, avec ses talons hauts. 
Elle a décoché son concours. Elle l’a eu sans trembler, haut la main. Elle est prof, à présent, Faustine. Les contorsions douloureuses d’un chagrin d’amour, les nuits passées à pleurer, comme si la fin du monde lui tombait sur les épaules, tout ça ne l’empêche pas d’assurer ses cours à l’université. Elle prend des douches sans fin. C’est pour sentir l’eau sur son corps, pour oublier que ses yeux pleurent, inondent tout. Elle prend de très longues douches, puis elle s'en va donner ses cours. 

Elle occupe un poste d’A.T.E.R.*, comme ils appellent ça. Elle a griffonné des pages et des pages. Des pages par centaines. La voilà sur le point de soutenir sa thèse. Enfin !



A.T.E.R.


Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche.

Ne tournons pas autour du pot. L’ATER est un esclave universitaire. Pour une poignée d’euros, quelques cacahuètes, il enseigne dans la Grande Maison. C’est un honneur. La chance de sa vie. Pensez donc ! il accomplit le même service qu’un maître de conférences. On lui donne le droit de faire ça. Il approche son rêve. Il l’effleure du doigt. Il s’y croit.
D’accord, d’accord, ce qu’on lui confie, ce sont les miettes, les cours que les grands seigneurs, les vassaux du cru ne veulent pas, des bouts de ficelles, des trucs ingrats, mais il y croit. 
L’ATER ne se plaint pas. Il n’a pas mauvais esprit. Il est reconnaissant, infiniment. Il sait qu'il a de la chance, on le lui a dit, répété. Non, il n' a pas à se plaindre. Il aurait pu n’obtenir qu’un demi poste à l’université, et faire la manche après ses cours. C’est comme ça que l’Etat s’offre des enseignants du supérieur à petits prix. Les soldes toute l’année ! Youuupi ! 
On pourra rétorquer que personne ne l’oblige à accepter un emploi pareil, l’ATER. Personne ne lui place un couteau sous la gorge. Personne ne le pousse dans le dos. Mais c’est pire que ça. Le système est parfait. Impeccable même. L’esclave universitaire accepte son salaire de misère parce qu’on agite depuis le début la carotte au bout du fil. Une belle grosse carotte, juste sous ses yeux. Comme ça. On lui dit qu’avec un peu de patience, beaucoup d’abnégation, de sacrifices, de sang versé au service de la communauté, on lui assure qu’au bout du chemin il y aura le gros lot. Un poste définitif. Une maitrise de conférences. Le jeu en vaut la chandelle. Vous en conviendrez. 
L’ATER s’acharne, il travaille, il courbe l’échine. Il croit toutes ces promesses. Il y croit jusqu’au bout. Jusqu’au jour où - c’est comme ça que se passe la plupart du temps - où le Comité de sélection (je vous parlerai de cette bande de joyeux drilles) le remercie en bonne et due forme, sans autre forme de procès. Les promesses ? Le pompon ? La carotte ? De quoi parlez-vous ? De quoi est-il question ? Il a dû mal comprendre, l’ATER. C’est fou comme les gens s’imaginent des choses. Ils n’entendent que ce qu’ils veulent entendre. A croire qu’ils sont un peu durs de l’oreilles, qu’ils sont même un peu légers, un peu stupides. Bref, ce qui est sûr, c’est qu’ils n’ont rien à faire à l’université, des gens comme ça. 
L’ATER retourne alors dans son collège de banlieue. Cassé, brisé. De réconfort, de compassion, de repos, il n’en trouve point. Là, on lui fait payer cher son infidélité dans le supérieur. On la lui fait payer très cher. Les services du rectorat, les collègues, les syndicats. Tout le monde lui tombe dessus. On ricane, on médit. Et encore n’a-t-il pas à se plaindre. Il a un boulot, lui. Il existe des ATER qui n’ont pas eu l’immense sagesse de passer un concours de l’enseignement. Ceux-là, s’inscrivent au chômage ou servent l’Happy Hour à leurs anciens étudiants pour gagner leur vie. 

L’ATER doit se montrer disponible. Il est prié d’être poli. Chacune de ses phrases doit commencer par un merci. « Pourriez-vous me remplacer le 3 décembre, je serai en Suisse pour un colloque. Vraiment, ça me gênerait d’annuler mon cours. » A cela l’ATER dit merci. « Ce colloque était parfait. J’ai invité un collègue à venir participer à notre cycle de conférences. Ce serait bien si vous y veniez avec vos étudiants. Pour faire nombre. » A cela l’ATER répond merci. « Pourriez-vous récupérer monsieur X à la gare avant votre cours ? C’est sur votre chemin. » A cela l’ATER doit dire merci. « J’ai une atroce migraine et, à dire vrai, ce monsieur X m’ennuie profondément. Je le déteste. Cela vous dérangerait de l’accompagner au restaurant après sa conférence ? Je vous fais confiance. Vous saurez représenter l’université. » A cela l’ATER se confond en mercis. « Je sors à l’instant d’une réunion, je dois à présent commencer mon cours et je n’ai pas trouvé le temps de tirer ces photocopies. Serait-ce abuser de vous si je vous demandais de me les apporter d’ici une demi heure ? » A cela l’ATER rétorque merci. Il dit encore merci lorsqu’on le charge du secrétariat d’une réunion, de faire l’accueil, servir les petits fours, faire le ménage, lustrer les voitures. 
Il est arrivé que certains omettent de dire merci. Une fois. Par dépit ou par instinct de survie. Mais c’est comme s’ils venaient de frapper à la porte de l’enfer. Un coup sec et bref. Un coup qui sonne. Bien mal leur en pris. Livrés à la vindicte universitaire, traînés dans une boue dantesque, crucifiés la tête en bas, lapidés, donnés en pâture à la vermine ! Pour l’exemple. 

Il y a cependant des histoires qui finissent bien. Cela arrive. Il y a bien des volcans qui s’éteignent, il y a bien des apparitions de la Vierge à l’entrée des grottes, il y a bien des amours qui ne se fanent pas. A force de mercis, de soumissions obstinées, d’humiliations consenties, certains ATER décrochent la pompon rouge qui coin-coin, parviennent enfin aux plus hautes fonctions, aux plus belles fonctions. 
C’est une bonne chose. La morale est sauve. Le système est vraiment parfait. 
L’ATER devient Quelqu’un. Il a le choix désormais. Il peut se souvenir du désert, de la boue, des coups de talons reçus sur le crâne. Il peut décider de polir les mœurs de la tribu. sans grande révolution. Il pourrait être un humaniste, changer le système de l’intérieur. Mais l’ancien ATER oublie tout. Le feu de l’enfer, le goût de la merde. Il oublie tout. Le siège est confortable, moelleux. Le sceptre dans ses mains est somptueux. 
Il entre dans le système. Il en devient le garant. Il reproduit le modèle. Il le perpétue. Fait subir ce qu’il a subi. En pire, bien souvent. 
Et vogue le bateau.

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