LA pAge noire

LA pAge noire

dimanche 3 mai 2020

A QUI LA FAUTE ?



Penché sur la rambarde, Albert Camus laisse trainer son regard sur les remparts en contrebas. A côté de lui Ernest est satisfait d’apprendre que la plupart de ces murs sont authentiques. 
— Ces pierres sont là depuis des siècles. Sans doute plus vivantes que chacun d’entre nous. 
L’un fume une cigarette, l’autre s’agrippe à son verre de whisky. 
— C’est souvent ce que je me suis imaginé dans l’enfer de Madrid. J’ai vu les hommes tomber et fondre bien avant les murs. 
— Je ne me suis rarement senti plus vivant qu’à Tipasa, en marchant parmi les lentisques et les pierres romaines. Je savais qu’elles chantaient quelque chose. Je n’entendais pas les mots mais je comprenais la mélodie. Je crois qu’un homme de pierre doté d’un coeur donnerait quelque chose d’assez intéressant. 
— Mais les hommes doivent se contenter de hisser leur pierre qui roulera dans la nuit, coupe l’individu situé à quelques pas. 
Jean Racine n’en a pas perdu un mot. Depuis le début Jean n’hésite guère à se présenter aux autres convives. Ce n’est pas qu’il parle plus que le reste de la bande, mais il tient se présenter, comme poussé par une nécessité impérieuse. Il ressemble au souverain passant ses troupes en revue, au soleil qui chaque matin revient prendre sa part de règne. « La pire canaille mondaine », a soufflé Arthur, parvenant à l’esquiver jusque-là. Il est parfaitement capable d’entretenir l’un des invités tout en écoutant ce qui se raconte à chaque table, à chaque coin de cette terrasse qui domine la ville sous la pureté de cette soirée de printemps. Tout à l’heure, c’est  Philippe qui essuyait l’honneur des présentations. Philippe Djian est un homme discret. Vous pouvez lui parler pourvu que votre poignée de main soit franche, que vous le regardiez droit dans les yeux. Sa perplexité du premier soir ne l’a pas quitté. Ce qui chagrine Philippe c’est qu’il a dû quitter les rivages de son océan sans son MacBook. Le message de son attaché de presse n’était pas très explicite mais il a compris qu’il ne pouvait pas échapper à ce colloque. Il est venu comme les autres. Mais confiner les morts et les vivants est une chose, terminer un roman en est une autre. Il en a pris son parti. Il apprend à regarder le ciel autrement et à gouter la présence de quelques-unes de ses admirations. Racine ne faisait pas partie de la liste, mais, les mondanités passées, il s’est dit qu’un type qui a composé son oeuvre avec trois cents mots a forcément quelque chose à vous apprendre. 
— Ouais, rétorque Ernest. Un homme de pierre équipé d’un coeur, je peux comprendre l’idée, à condition qu’on lui rajoute un palais et la paume des mains pour caresser les jolies filles. 

[...]

À suivre dans : 

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Éditions Red'active

2023

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