LA pAge noire

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vendredi 8 mai 2020

A QUI LA FAUTE ? (suite)



Albert écrase sa cigarette et saisit son imper anglais pour se diriger vers l’intérieur, accompagné de Victor Hugo qui regrette de ne pas s’être chargé lui-même de ce prétentieux acariâtre. 
— Les Juifs… entendre une chose pareille… 
— Entre l’enfer et la raison, cet homme a fait son choix. Comme la plupart des hommes de son siècle. 
— Si les hommes ont besoin de trouver des responsabilités à leur virus, il faudra leur conseiller de regarder du côté de ceux qui plastronnent du haut de leur trône, mais qui ne sont que des singes. Cela ne les guérira pas, mais au moins ils auront accompli leur part de justice. Voilà l’hygiène. Elle brille dans la Justice. 
— Avoir besoin de coupables n’est pas la justice, répond l’homme aux presque 25 millions d’exemplaires vendus. Pardonnez, Victor, si je manque de respect. Les épidémies ne rampent pas sur les trottoirs de nos villes, elles ne s’emparent pas des hommes pour leur demander d’allumer des autodafés. Elles leurs donnent l’occasion de comprendre le bonheur et l’amour. Et les hommes les plus justes (les moins injustes) sont et seront ceux qui refusent une Création où la violence torture les enfants. 
Victor Hugo se concentre sur le parcours ascensionnel des bulles dans la flute de champagne qu’il fait tourner sur elle-même, en la tenant par le pied, du bout de ses doigts. 
— On n’a peut-être pas besoin de coupables, mais on a les médecins, suggère Molière de l’autre côté de la table. Ces charlatans qui font leurs petits mélanges dans  la nuit de leurs officines de scélérats, leurs poudres, leurs onguents, leurs érémitiques en vous promettant qu’ils vous feront mourir plus vite et bien plus aisément.  Assurément, ne sont-ils pas efficaces ? 
François Rabelais éclate de rire en resservant à boire. Un bon rire qui écrase les autres convives de la table. 
— Mon cher Poquelin, nous voilà plongés dans une époque où les gens tapent des deux mains pour dire merci aux médecins ! Les hommes ne sont pas fous, du moins quand il s’agit de leur propre carcasse. Les médecins, avec les auteurs, sont l’honneur de l’espèce. Mais si vous vouliez fouiner du côté de la Sorbonne. La peste et toutes les maladies jaillissent des édits de la Sorbonne. 
— Mon cher Françoys, nous voici plongés dans une époque où la Sorbonne donne des lettres aux gens. Malgré l’amour que j’ai pour vous. 
— Vous déconnez complètement, Rimbaud frappe du poing sur la nappe. Primo, le champagne ça va bien, servez donc quelque chose qui tienne au foie ; deuzio, cette épidémie montrera aux hommes qu’il est inutile de brûler des cierges dans leurs églises ou dans leurs mosquées, leurs synagogues, leurs temples maudits. Si leur Dieu qui rit quand ses enfants se font faucher par l’ivresse de ce mal invisible existait vraiment, Il montrerait un peu de quel bois il se chauffe. Abattez les églises, les hommes vivront. 
Françoise Quoirez, dite Sagan, est à côté de lui. Ça fait des jours qu’elle essaie de lui expliquer qu’elle a reçu l’Illumination en le lisant sur la plage d’Hossegor, l’été de ses dix-sept ans. Elle aurait aimé que Sartre soit présent pour prolonger leurs déjeuners à Saint-Germain-des-Près, mais elle a vite eu la sensation qu’il n’aurait pas été le bienvenu dans ce huis-clos. Sa jalousie, son ignominie à l’égard de Camus exigeait que ce fût l’un ou l’autre en ce lieu. Ils ont dû choisir un autre hôtel pour ce grand auteur, un très bel hôtel de luxe, du côté de Billancourt. Françoise opine pourtant. Ce qu’elle souhaite, Françoise, ce qu’elle espère, c’est que Rimbaud lui explique deux trois trucs sur ses poèmes. Elle boira toutes les absinthes du monde pour ça, et elle restera debout. 
L’auteur qui tient sa cigarette entre le pouce et l’annulaire plisse enfin les yeux. 
— L’Ennui. Le virus qui tue les hommes s’appelle l’Ennui. 
— La Bêtise ! corrige Gustave Flaubert. 
Houellebecq réfléchit une poignée de secondes. 
— L’Ennui et la Bêtise. 

[...]

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2023

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