LA pAge noire

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vendredi 3 juillet 2020

ÉTATS DE SANTÉS (2/2)






— Le mal de la mélancolie, soupire à nouveau Baudelaire. Se contenter de la maladie nerveuse… les sueurs de Molière ne devaient pas tellement le tourmenter. Et la syphilis, une chance pour pouvoir écrire ? Gustave ? Votre passion pour la dérision ne vous a pas tellement abandonné… L’humeur noire, ces langueurs qui interrompent toute chose. L’opium, cette saleté n’y faisait rien… j’étais d’une telle faiblesse, des vertiges au point que je me trouvais incapable d’aborder un escalier sans m’évanouir. Et la Syphilis, cette salope, je ne pouvais plus marcher ni parler. Une fièvre qui réveille à une ou deux heures de la nuit, qui vous garde les yeux ouverts jusqu’au jour. Les heures trop molles s’étiraient dans un tressaillement de ténèbres animées que j’aurais voulu écrire. Un froid continu. Je me rendormais vers sept heures, sans avoir profité de la nuit pour travailler, me réveillais tard dans une affreuse respiration. J’ai souffert le démon. Le laudanum, doubler, quadrupler les doses, les pilules de quinine, de digitale, de belladone, la morphine, l’eau sédative, l’eau de Vichy, l’eau de Pullna, la térébenthine, très inutile, la valériane, l’éther, le zinc, l’asafœtida, et l’interdiction de café, de bière, même de vin, ces crétins. Je vous comprends, Gustave, la syphilis nous a rendu nos caractères. Moi aussi j’ai lâché bride à mon humeur. Mes dernières jouissances se sont réfugiées dans l’impertinence. Un plaisir particulier à blesser les gens, les valides surtout. 

— Les imbéciles, grogne Ernest, pendant qu’un silence respectueux épaissit soudain l’ombre du grand arbre. 

— Tout ça pour entendre le grand mot : hystérie. Je donne ma langue au chien. 

Assis sur sa chaise, il y en a un qui rajuste ses lunettes sur son nez. Un geste vif, nerveux. Woody Allen se fait petit. Minuscule. Ses mains touchent son corps, tâtent le sommet de son crâne, histoire de vérifier si la fièvre du chancre ne s’empare pas de lui, ou s’il ne s’agit que d’une sueur de passage. Ses genoux font un bruit que l’on ne s’entend plus. Son visage a blanchi d’un coup. 

— Vous vous sentez bien ? questionne Rabelais. 

— Bien… je crois… je ne sais pas. Je vous en prie. Poursuivez. Poursuivez. Vous êtes tous absolument fascinants.

— Vous êtes sûr ? fait Céline. 

— Je dois avouer que tout ça n’est pas tellement rassurant. Et se sentir bien n’améliore pas l’affaire. L’état de santé, vous voyez, n’apporte rien de bon. C’est une angoisse, l’état de santé. 

— Vous voulez une petite syphilis ? un petit cancer pour vous sentir mieux ? 

— Je passe mon tour, avec votre accord. 

— Détends-toi, Woody, lui glisse Gainsbourg, sans cesser de ricaner. J’ai perdu deux  cardiologues qui m’ordonnaient de cesser la clope. 

— Arrêtez votre cigarette ! éructe Céline tout à coup. 

— Fais pas chier, le nazi. 

— Sérieusement, dit Woody, l’état santé, on passe son temps à se demander quand on va le perdre, et comment. 

— Il suffit de se planter en bagnole. Pas besoin de ton foutu cancer. Qu’est-ce que tu en dis, Camus ? glisse Sagan. 

— J’avoue que l’ombre de ce platane me semble un peu hostile. Mais tu t’en es sortie de ton Aston Martin. Tu t’en es sortie. La Facel-Vega de Gallimard n’a pas tenu le coup. Une FV3B pourtant. C’est absurde. 

— T’aurais mieux fait de signer chez Julliard. Tu aurais pu mourir vieux. À Lourmarin. Lourmarin, c’est pas mal pour mourir vieux. 

— Tu oublies ma jolie tuberculose. J’étais parti pour être footballeur professionnel. Je me suis retrouvé écrivain à cause de cette vacherie. C’est vraiment absurde. L’état de santé, je n’ai jamais trop su ce que ça voulait dire. 

— Je m’en suis sortie. Traumatisme crânien, fracture du bassin, la cage du thorax complètement défoncée. Il paraît que les toubibs avaient déjà rempli le dernier formulaire avec mon nom dessus. Le martyre. Le Palfium 875 pour éloigner les douleurs, on y prend goût. Puis c’est la nostalgie de la fête, la détresse, la solitude, l’ennui. L’alcool. Tu as bien fait d’y rester. Une idée de génie. Bravo. 

— Fermez-là ! Rimbaud hurle et saute sur ses pieds. Cessez vos chansons ! J’ai enduré le désert pendant dix ans avec votre syphilis. Je parle d’une décennie, vous entendez. Une décennie. La chaleur était pire que ces étourdissements, ces fièvres passagères. Elle était plus atroce que tous vos os rompus. Vous ne savez pas ce que c’est. Vous aviez un nom, vous étiez des gens. Vous existiez. J’ai déréglé mes sens, j’ai travaillé à devenir la pire des crapules. Tout ça pour qu’un torchon de journal publie trois malheureux poèmes. Quelques vers. Mettez un point final à vos refrains. Vous ressemblez à ces bourgeois plaintifs qui ont perdu leur chien, qui hurlent à la mort pour une rage de dent. 

Rimbaud se trompe, évidemment. Mais personne ne cherche à le contredire. Une colère de Rimbaud vaut bien le sacrifice de se laisser insulter. Il continue :

— Au début, ça ne prenait que la nuit. Mais c’était déjà une douleur de gueux. Le jour, je pouvais encore faire mes comptes d’homme honnête et scrupuleux. Une arthrite au genou, j’ai pensé. Puis ça ne s’est plus contenté de la nuit. C’était atroce. Rien n’est plus furieux que ces douleurs. À ne plus pouvoir marcher. Et trois cents kilomètres de désert à traverser pour trouver un port. J’ai subi le supplice et les stigmates. J’ai traversé la mer. Retour à Aden. L’hôpital européen. Le médecin regarde ma jambe. Synovite, monsieur Rimbaud, il a dit. Le mal est avancé. Il faut couper. Je ne pouvais plus manger. L’air que je respirais m’étais insupportable. Mais j’ai trouvé la force de liquider mes affaires. Rentrer. Rentrer au pays. À Marseille, pour entendre la même chose, en pire…

[...]

 

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2023

 


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