LA pAge noire

LA pAge noire

lundi 5 juin 2023


 





La finale des poteaux carrés



Michel comprit subitement pourquoi nous nous étions acharnés à fournir trois guerres à ces démons germaniques. Trois guerres en soixante-quinze ans ! S’il retenait les deux dernières, les choses avaient plutôt bien commencé pour eux, mais le coup de sifflet final leur avait été fatal. Ça ne leur avait pourtant pas suffi. Ils étaient encore là, les bras au ciel, à pomper la lumière des étoiles, comme des abeilles célestes aux ailes d’or. Il était abasourdi. Ce qu’il venait de voir, la terrible chose à laquelle il venait d’assister, cette tragédie en deux actes jouée sur la pelouse d’Hampden Park, c’était comme si l’Histoire avait d’un coup choisi de s’inverser, de refluer sur-elle même, de se retourner d’une manière incompréhensible, comme une sale gamine puant le caprice. Michel avait vu ses joueurs, ses héros en vert dominer les débats pendant quarante cinq minutes. Par deux fois ils avaient heurté les poteaux. Mais ce n’était qu’un détail, un simple fait de jeu destiné à faire monter l’ambiance, à rendre la victoire plus belle. Les Bavarois étaient à l’agonie. Cette fois ils allaient finir par comprendre. Le leçon serait définitive. Cela s’inscrivait dans l’ordre des choses. Leur défaite était prévue, comme gravée dans les lois de l’univers. 

Pourquoi ces foutus Ecossais avaient-ils choisi de conserver ces vieux poteaux carrés, alors qu’ailleurs on les avait remplacés par de belles tubulures rondes, plus gracieuses, plus esthétiques, résolument plus modernes ? Sur le coup personne ne s’était posé la question. Cherche-t-on à pénétrer la justesse d’un choix opéré par un peuple qui a inventé le golf ? Sérieusement ? Ces gens des Highlands sont étranges. Voilà tout. Au moins les Romains avaient-ils fini par le comprendre quand ils avaient décidé de les enfermer de l’autre côté d’un mur. Mais à la 57ème minute, quand Franz Roth a inscrit le but qui sera celui de leur victoire, Michel s’est mis à maudire le hasard. 

Maudits poteaux carrés. Maudits poteaux carrés. Le ballon serait rentré s’ils n’avaient pas été carrés. Des gens diraient plus tard que rien n’est moins sûr, mais Michel, lui, il le savait, il était là, il le savait aussi sûr que la terre est ronde, aussi sûr que le printemps succède à l’hiver. Cette pensée tourna dans son esprit tout au long des semaines qui suivirent ce 12 mai 1976. Puis cette histoire rentra dans la légende. Il avait été le témoin de ce match de légende. C’était déjà ça. Les mois passèrent. Il n’y pensa plus ensuite que de façon lointaine, dans une sorte d’amusement légèrement amer. Puis il oublia un peu. C’est qu’il eut très vite d’autres chats à fouetter, Michel. A-t-il un jour seulement pris conscience que ces poteaux carrés ont bouleversé sa vie, qu’ils l’ont écrite ? Sa vie et celle de Nora, leur existence et celle de Cameron ? Rien n’est moins sûr… 


Voyons un peu ce que ça a donné, cette histoire de poteaux carrés qui auraient dû être ronds, mais qui ne l’étaient pas, parce qu’ils étaient carrés. 

A la fin du match, perdu, comme percé de clous acérés, Michel s’est laissé guider par le cortège des 54863 autres spectateurs de cette farce sans nom. Les Allemands chantaient, ces salauds, les Français chantaient aussi, ces idiots. Comment s’est-il trouvé dans le centre d’Edimbourg, à noyer sa noire désillusion dans la Belhaven ? Il ne l’a jamais su. Mais il a rapidement compris autre chose. Cette fille échouée au fond de ce pub, cette fille à deux pas de lui, avec cet accent impossible, qui imitait chaque chant qui passait par ses oreilles, qui brayait comme un bouc qu’on égorge, cette fille aux cheveux longs et au cul très rebondi était du genre à lui plaire. Peut-être parce qu’elle ressemblait à Cécile. Hum, c’est peut-être bien à cause ça. 

Cécile était la fille du patron. Il avait réussi à lui parler quelquefois, à se retrouver seul avec elle par moments. Elle était belle comme il ne savait pas quoi. Elle sentait la vie, un mélange de pureté et d’audace qu’il osait imaginer, à quoi il rêvait le soir, quand ça le prenait, avant de dormir, quand une érection subite le tenait éveillé, une érection douloureuse qu’il s’agissait de satisfaire. Mais Cécile était la fille du chef. Elle faisait des études. Elle savait bien parler, quand il fallait. Elle savait dire non de mille façons différentes. Quand il osait leur parler, ses potes le poussaient au crime, ils lui disaient de tenter sa chance, de la tenter vraiment. Vas-y tourne la roue, tu verras bien. T’es beau gosse, il t’aime bien le patron. Et t’es supporter des Verts. Mais Cécile était tout simplement inaccessible. Intouchable. 

Nora n’était pas la fille d’un boss. Elle était fille de personne d’ailleurs. Ses parents étaient morts quand elle était gosse. Allongés fous d’amours dans un grand champ de blé rouge, ils n’avaient pas remarqué que c’est sur eux que la moissonneuse fonçait. Ç’avait dû être moche à voir. C’était surtout stupide. Nora racontait ça comme elle aurait raconté une fable. Elle en souriait. Ça ne se voyait pas vraiment, mais elle souriait. Il en était certain. Et ce genre de détail lui plaisait terriblement. Nora devait être un peu folle, et cette nuit-là, seules la bière et la folie semblaient pouvoir expliquer ce qui venait de se passer quelques heures plus tôt, là-bas, de l’autre côté de la ville. Seules la bière et la folie semblaient pouvoir le soulager de ce cruel spectacle. Nora vivait de l’autre côté de la baie mais c’était fini. Elle avait décidé de foutre le camp. Elle avait laissé sa clef sur la porte du taudis de son oncle et elle était monté dans le bus pour Edimbourg. Ce sale type qui profitait d’elle à la première occasion et qu’elle avait bien failli embrocher le dimanche précédent. Le porc avait posé sa grosse main sur ses fesses en se collant à elle comme une verrue, avec des mots d’amour qu’il avait frottés dans son oreille. Un autre bus l’attendait demain, n’importe lequel, pour n’importe où. 

— Pourquoi tu ne viendrais pas en France ? 

Michel a longuement hésité avant de poser la question. Il la regardait dormir. Ses cheveux cachaient la moitié de son visage et s’étiraient jusque sur le bout de son téton clair, presque blanc. Il ne savait pas comment le lui dire, il ne savait pas s’il devait prononcer une chose pareille. Il allait parfois à la fenêtre. La ville s’était réveillée avant eux. Sa chambre, leur chambre, donnait sur une avenue qu’il sondait à fond, dans l’espoir d’y trouver un signe, quelque chose pour l’aider. Mais rien ne venait. Rien ne se produisit de ce côté. Il y avait des automobiles, des autobus, des gens qui vont et viennent, des passants qui comme lui avaient sûrement des décisions à prendre, et qui attendaient certainement un signe comme lui, une révélation. Des êtres humains heureux, d’autres malheureux, qui marchaient vers leur destin sans avoir ce qui les attendait au coin de la rue, mais qui marchaient. 

Il avait emporté un jeu de cartes. C’était pour le voyage. Il aimait faire des réussites. Il en connaissait des tas. Il avait prévu de faire ce voyage avec Franck, son meilleur ami. Ils s’étaient promis de se la faire ensemble cette finale, tous les deux. Ils avaient mangé toutes leurs économies pour acheter les billets, réserver l’avion et la chambre. Mais dimanche dernier, un mauvais tacle lui avait fracturé le tibia. Franck faisait partie de ces êtres humains qui ne pouvaient plus marcher. Alors Michel avait emporté un jeu de cartes. Pour faire passer le temps. 

Il a brassé les cartes. Soigneusement il les a mélangées. Plusieurs fois de suite. Si tu tires un cœur, si c’est un cœur qui sort paquet, tu n’auras plus le choix. Tu poseras la question à Nora. 

— En France ? Avec toi ? Elle se mit à rire. Ses dents étaient plus blanches que les dents de Cécile. Son rire ne lui faisait pas peur. Ses mots étaient purs. Mais pourquoi ? rit-elle encore. 

— La Dame de Cœur me l’a ordonné, lui colla-t-il la carte entre les seins. 

Le 14 février 1977, Cameron vint au monde par césarienne. Au dernier moment le cordon ombilical s’était noué autour de son cou. Il fallut faire vite. 

Cameron est cet être humain qui devra à un poteau carré de se mettre à marcher. A un poteau carré, une tentative de viol incestueux avorté par une broche soulevée d’une façon convaincante, un tacle maladroitement octroyé sur un terrain vague quelque part sur le continent européen, sans oublier Judith, la Dame de Cœur. Avouons qu’en termes de programmation on peut faire mieux. Les Grecs du siècle d’or auraient applaudi comme des fous. Une gestation pré-utérine pareille, ça avait de la gueule. Une sacrée destiné, une sacrée malédiction. A moins qu’un de leurs philosophes ne décline cela en élection. C’est comme vous voudrez. 

Six mois après le premier cri de Cameron, Nora a cessé de l’allaiter. Lendemain de cuite. Une cuite au carré. Elle n’avait pas bu une goutte depuis quinze mois. Les reprises d’entrainement sont toujours douloureuses. Sous le minuscule crâne de Cameron, une poignée de neurones ont décidé de se sentir trahis. Plus jamais Cameron n’acceptera la trahison. Le fait semble dérisoire. Mais il ne l’est pas quand il peut changer, à terme, la destinée d’un peuple…

1981. Première fois que Cameron foule le sol écossais. L’oncle de Nora est mort par suicide. Annonce de la fermeture des usines Talbot, Linwood. Surlendemain des entretiens qui ont eu lieu entre les dirigeants du groupe et les membres du gouvernement britannique. Ses cendres déversées dans la Mer du Nord, le petit demande à sa mère pourquoi le tonton inconnu s’est transformé en poussière. Nora improvise une réponse. C’est à cause de madame Thatcher, dit-elle, tout en pensant à part elle que la disparition de cette charogne familiale aura été la seule œuvre salutaire de cette pourriture anglaise. Cameron se souviendra que les Anglais ne sont pas très cools. Il se souviendra aussi qu’il préfère le vert de Saint-Andrews au vert des anciens héros de son père. 

En 1985, Renaud chante Miss Maggie. Inutile d’en rajouter. 

Agé de dix ans, promenade à vélo le long d’un golf. Une petite balle ronde percute son crâne. Il perd connaissance. A son réveil il réclame des clubs pour son anniversaire. Le mal par le mal concèdera Michel, contraint d’accepter de voir son fils raccrocher crampons et protège-tibias.

Demi-Ecossais, amateur de golf, élève doué, Cameron obtient une Mention Très Bien au bac et une réponse positive de l’Université de Saint-Andrews. En juillet 2000, Tiger Woods signe sous ses yeux un moins 19 d’anthologie au bout du Old Course. Un mythe vivant ! Il aime les mythes, Cameron. Il les aime au point de les étudier. Il admirera désormais la victoire, contrairement à son père qui chaque année, le 12 mai, entonne ce même récit glorieux d’une défaite légendaire, avec tout de même un grain mélancolique de plus en plus prononcé. Le temps, l’âge, la quadrature du cercle… 

En 2012, Cameron est un jeune professeur. Le jour où les accords d’Edimbourg sont signés, le guidon de son vélo attrape la jupe d’une jeune femme qui déboule devant lui. Elle porte une culotte aux couleurs de l’Ecosse. Elle pourrait gifler le chauffard mais le temps presse. Il lui faut des interviews sur ces accords historiques. Il en va du sort du pays, non de celui de sa pudeur. 

Le jeune professeur essaie de se faire pardonner, et de lui plaire. Ce qu’il dit au micro charmera aussi les populations éclairées du pays. Cameron devient ainsi le porte-parole plus ou moins officiel de la campagne pour le maintien du pays dans l’Union. Le jeudi 18 septembre 2014, il porte l’étendard de la victoire du oui lors du referendum.  

Jeudi 23 juin 2016. La trahison anglaise du Brexit révolte Cameron et sa jeune épouse journaliste. La haine de la trahison, il a ça dans le sang notre ami. 

Jeudi 13 mai 2026. Cameron prononce officiellement l’Indépendance de l’Ecosse du haut d’une tribune dressée sur la pelouse d’Hampden Park. 

Au milieu de la foule, Michel caresse la lumière des étoiles, les bras au ciel. 




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